“Le mérite...une fiction nécessaire”
Mis à jour le 05.12.21
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Interview d'Annabelle Allouch, maîtresse de conférence en sociologie
“Le mérite fonctionne comme une fiction nécessaire”
Annabelle Allouch est maîtresse de conférence en sociologie à l’Université de Picardie-Jules Verne. Elle est l’autrice de « L’empire des classements scolaires » (Seuil 2017) et de « Mérite » (Anamosa – 2021)
En quoi l'école française repose-t-elle sur le principe du mérite ?
À l’école primaire, la notion reste ambiguë. La valeur de mérite y est moins centrale par la défense de valeurs d’égalité, de socialisation, d’attention à l’enfant. Mais la notation crée l’habitude d’une rétribution de l’effort et de classement implicite participant à intérioriser le principe de compétition. Le premier de la classe est une figure dominante, y compris dans la cour de récré. Le second degré se réclame clairement d’une méritocratie. Le principe organisationnel du brevet et du baccalauréat évaluant anonymement le travail scolaire impose l’idée d’une reconnaissance du « talent » ou de « l’effort » comme une morale démocratique collective. L’institution instaure une épreuve commune où la réussite est définie comme la conséquence d’un effort au travail prétendue indépendante de l’origine. Or, la hiérarchisation scolaire détermine majoritairement les trajectoires, les salaires, les positions sociales, ce classement n’a donc rien d’anodin.
Cette rhétorique méritocratique ne se cantonne pas à l'école ?
En effet, c’est même une revendication du pouvoir. Qu’il s’agisse du « travailler plus pour gagner plus » ou « des premiers de cordée », ces expressions mettent en avant le courage et la force. La motivation individuelle comme à l’origine de la réussite. La valorisation des parcours chaotiques ou des transfuges de classe, que l’on retrouve par exemple dans la littérature avec les œuvres d’Edouard Louis ou Annie Ernaux, scénarisent le mérite. L’origine populaire devient un atout, un retour de stigmate. Le mérite est un principe accepté par des publics très différents. Lorsque les « Gilets jaunes » chantent « pour l’honneur des travailleurs », ils défendent aussi cette notion de mérite en revendiquant une reconnaissance de leur travail.
Est-ce que la méritocratie fonctionne ?
La massification scolaire a eu des effets réels, mais l’accès aux diplômes, même s’il protège, ne s’est pas traduit par un accès aux positions sociales. La sélection ne se base pas sur les valeurs sous-tendant une méritocratie dite républicaine. Actuellement, Parcoursup part d’une volonté de rationaliser les places disponibles, une régulation des flux sans logique de service public ni de méritocratie. S’appuyant sur le repérage de singularités et d’une prospection de « potentiels », la sélection devient une expérience banale de trajectoire scolaire contribuant à faire accepter un univers de classement-déclassement. Il y a un renoncement au discours social collectif pour lui suppléer l’acceptation d’une compétition inégalitaire. Le mérite fonctionne comme une fiction nécessaire, une quête d’objectivité permettant de croire à une certaine égalité de traitement. Il permet de légitimer les positions sociales des uns et des autres, malgré des inégalités patentes. Il donne l’illusion que l’on contrôle son environnement, que son travail a un impact, parce qu’il serait intolérable de penser son impuissance.
Le mérite est aussi une "expérience émotionnelle" ?
Le mérite est une expérience sensible du social qui s’éprouve dans nos corps et de manière affective. Il engendre ainsi des sentiments de fierté lorsque l’on réussit, qui vient se substituer au sentiment de honte sociale, le récit des exceptions de destinée venant conforter ces émotions. Le mérite se fonde sur une émulation de l’enthousiasme mais entraîne surtout une angoisse. La compétition et la sélection scolaire nourrissent les marchés éducatifs mais aussi les marchés pharmaceutiques. Plus largement, les incertitudes liées aux injonctions néolibérales de performance personnelle et d’adaptabilité engendrent une angoisse partagée, pas seulement pour les perdants.
Le mythe méritocratique comporte alors des risques ?
Le mérite est une croyance paradoxale. Il présente la répartition des biens comme un principe de justice mais avec une conscience que les règles sont faussées. L’usage du mérite devient un enjeu politique central de la fragmentation de nos sociétés. Les risques existent par la tension qui se joue entre la croyance et la non réalisation. Le fait de ne pas se sentir reconnu par la société ébranle le consensus de la valeur méritocratique.