“Les enseignants ne sont pas des magiciens”

Mis à jour le 02.06.20

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Interview de Bernard Lahire, professeur de socilogie à l'ENS de Lyon

Bernard Lahire est professeur de sociologie à l’ENS de Lyon et membre de l’Institut universitaire de France. Il a publié une vingtaine d’ouvrages parmi lesquels Tableaux de familles (Gallimard/Seuil, 1995), La raison scolaire (PUR, 2008) et Enfances de classes (dir., Seuil, 2019).

En quoi l’école à la maison est-elle un révélateur des inégalités sociales ?

Bernard Lahire : Il faut bien comprendre que « l’école à la maison » est une expression inégalement pertinente selon le milieu familial. L’école c’est plus que des manuels scolaires et des exercices écrits donnés à des enfants. Ce qui s’est inventé depuis l’école de l’Ancien Régime jusqu’à nos jours, c’est tout un dispositif pédagogique qui s’appuie sur des espaces, des objets et des textes spécifiques, sur des formes de relation d’apprentissage et sur une organisation très rationnelle du temps. Tout cela ne peut se transporter comme par miracle dans un tout autre contexte que celui de la salle de classe. Le confinement et la fermeture des écoles ont pour effet d’enfermer chaque enfant dans son contexte familial. Or celui-ci est plus ou moins éloigné du contexte scolaire.
Plus le volume de capital scolaire détenu par les parents diminue et plus les milieux familiaux s’éloignent de la forme scolaire. Il faut ajouter à cela le fait que certaines familles n’ont pas d’ordinateur ou n’ont pas un accès à internet, que certaines peuvent avoir un seul ordinateur dont l’usage est plus restreint s’il doit être partagé par plusieurs enfants. Bref, la vision technologique de la continuité pédagogique est une vision désincarnée, hors sol, qui empêche de voir ce qui se joue concrètement dans la période que nous traversons. Cette période de confinement braque le projecteur sur les inégalités de classe, inégalités économiques et culturelles, sans plus aucun mécanisme correcteur, dans la mesure où l’école ne peut plus jouer son rôle de correction des lois implacables de la reproduction sociale des inégalités.

Avec quelles conséquences ?

B.L. : Elles sont plus ou moins grandes selon l’âge des élèves. Pour les plus petits, ce sont deux ou trois mois d’arrêt de l’école, et pour certains, qui n’y retourneront pas avant septembre parce que les parents auront peur qu’ils soient infectés, cela peut devenir cinq mois et demi d’arrêt de l’école. C’est très long et cela peut avoir des effets désastreux. En disant cela, je ne fais que pointer la réalité des problèmes et non « militer » pour un retour rapide à l’école. Entre les contraintes sanitaires et les nécessités de la transmission pédagogique, l’arbitrage est politiquement difficile à faire. Beaucoup d’enfants de grande section de maternelle ou de CP n’auront pas appris à lire, à écrire et à compter dans de bonnes conditions. Mais le problème se pose évidemment pour l’ensemble des élèves. Seuls les étudiants peuvent, quand ils ont accès à des livres ou des articles – les bibliothèques étant fermées – poursuivre le travail de façon plus autonome. Même si on sait, là aussi, que les inégalités sont criantes. Quand la période de fermeture des écoles sera derrière nous, les problèmes énormes engendrés par la discontinuité pédagogique seront devant nous.

“Le confinement et la fermeture des écoles ont pour effet d’enfermer chaque enfant dans son contexte familial. Or celui-ci est plus ou moins éloigné du contexte scolaire.”

Que peuvent apporter les enseignants « à distance » pour réduire ces inégalités ?

B.L. : La continuité pédagogique concerne une minorité d’élèves et les enseignants ne sont pas des magiciens. Déjà qu’en temps normal ils ont du mal à lutter contre les inégalités scolaires, dans la situation de confinement, sans moyen d’organiser une véritable relation pédagogique, sans possibilité d’encadrer, de guider, de conseiller, de rappeler les consignes, de réagir en direct à ce que font les élèves, d’encourager, de motiver, de gratifier, de rappeler à l’ordre, il n’y a pas de miracle pédagogique possible. Ils font donc de leur mieux, mais le mieux n’est évidemment pas suffisant.

Comment doit réagir l’école « d’après » pour éviter un nouveau creusement des inégalités ?

B.L. : Je pense que pour prendre le problème au sérieux, le ministère de l’Éducation nationale devrait renforcer considérablement les moyens, et notamment recruter des enseignants supplémentaires pour pouvoir diminuer drastiquement les effectifs dans les écoles, notamment les plus touchées par la discontinuité pédagogique. Il faudrait aussi que du soutien scolaire soit mis en place à la rentrée pour soutenir l’effort de l’école. Mais j’ai bien peur que le « monde d’après » ne soit guère différent du « monde d’avant ». Ceux qui restaient insensibles aux inégalités sociales et scolaires ne vont pas brusquement se convertir en champions de la lutte contre les inégalités.

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