Pauvreté et ségrégation scolaire, ça suffit
Mis à jour le 07.11.18
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Vingt-six associations, syndicats et personnalités, dont le SNUipp-FSU, ont signé une tribune parue le 7 novembre dans "Le Café pédagogique" pour rappeler qu'aucun enfant "ne doit se sentir indigne et exclu d'une scolarité normale" du fait des difficultés sociales ou économiques de sa famille.
La tribune
Nous, mouvement ATD Quart Monde, syndicats d’enseignants, fédérations de parents d’élèves, mouvements pédagogiques, constatons que beaucoup d’enfants de familles en situation de grande pauvreté suivent une scolarité qui ne leur permet pas de devenir des citoyens à égalité de droits avec les autres. Cette injustice peut être combattue et l’école a la possibilité d’y jouer un rôle important. Nous lançons un appel pour que des écoles et des collèges construisent des projets dans ce sens.
Le constat
Nous le savons, au-delà des apparences, tous les enfants de France ne suivent pas jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, un parcours identique. Parallèlement au cursus le plus courant, il existe l’enseignement adapté (SEGPA par exemple) pour les enfants "présentant des difficultés d’apprentissage graves et durables" et l’enseignement spécialisé (ULIS, IME, ITEP…) pour les enfants en situation de handicap. Les enseignements adaptés et spécialisés ont évidemment leur raison d’être, mais reçoivent-ils véritablement le public pour lequel ils ont été créés ?
Lorsqu’on interroge des adultes en situation de grande pauvreté sur leur histoire scolaire, un grand nombre d’entre eux parle de leur passage par l’enseignement adapté ou spécialisé, avec, au terme de cette scolarité, l’impasse d’un manque de formation. La pauvreté affecte souvent le bagage culturel de ceux qui en sont victimes. Mais ils ont sur leur propre histoire un regard particulièrement perspicace. Là où la situation est grave, c’est que, aujourd’hui, leurs enfants ont les mêmes parcours scolaires. S’ils rencontrent des difficultés, celles-ci sont très vite jugées comme ne pouvant être prises en charge par l’école ordinaire. Comment se fait-il que ce ne soit pas le cas avec des enfants de milieux favorisés ? Les statistiques montrent bien ce phénomène : la majorité des élèves de SEGPA, d’ULIS pour troubles intellectuels et cognitifs, d’IME et d’ITEP est issue de milieux défavorisés.
Ces orientations des enfants de milieux défavorisés les situent d’emblée dans des formations dont les ambitions ne sont pas celles de l’école « ordinaire ». à titre d’exemple, très peu d’élèves de SEGPA préparent le Diplôme national du brevet et seulement 37 % d’entre eux obtiennent un CAP, souvent non choisi par le jeune. Quant aux élèves d’ULIS, d’IME, d’ITEP, les statistiques ne sont même pas disponibles.
à ces orientations s’ajoute une autre situation tout aussi problématique et dont on ne parle pas. Il s’agit de ces enfants auxquels la MDPH attribue un(e) AVS (auxiliaire de vie scolaire), afin de les maintenir dans le cursus ordinaire. Mais l’AVS n’est souvent présente que quelques heures par semaine. Il arrive trop fréquemment que l’Éducation nationale ne propose pas d’autre solution en l’absence de l’AVS que de garder l’enfant à la maison, se mettant par là en défaut avec la loi, ce qui peut entraîner pour l’enfant un nombre d’heures d’école très réduit. Qu’en est-il alors du droit à l’éducation ?
Tout cela est cause de beaucoup de souffrances et d’inégalités sociales : souffrance des enfants qui se sentent dévalorisés, qui se pensent comme les exclus de l’école ; souffrance des parents qui avaient mis tous leurs espoirs dans l’école pour que leur enfant ne vive pas ce qu’ils ont vécu ; et souffrance des enseignants dont beaucoup contribuent douloureusement à ces orientations, percevant que ce n’est pas la solution, mais ne voyant pas comment faire autrement.
Sortir de la fatalité
Ce gâchis ne peut pas continuer comme si c’était une fatalité. Nous sommes devant une injustice faite aux enfants de familles pauvres. Ces orientations contribuent fortement à la reproduction de la grande pauvreté en enfermant ces familles dans un cercle vicieux « pauvreté → scolarité difficile→ orientation subie vers l’enseignement adapté ou spécialisé → pauvreté » dont elles ne peuvent sortir seules. Elles sont le résultat de la responsabilité collective d’une société qui ne se donne pas les moyens de rompre avec cette reproduction, pourtant identifiée depuis longtemps par bon nombre de sociologues.
Partager les richesses de l’école et croiser les expertises, dont celle des parents
Riche de l’engagement des enseignants, l’école peut faire autrement. C’est pour cela que depuis deux ans, le mouvement ATD Quart Monde mène un travail sur ce sujet afin de permettre à tous les enfants, quel que soit leur milieu d’origine, d’accéder à une formation humaine, citoyenne, professionnelle ambitieuse. Dans ce travail, la parole des parents est primordiale. Par leur savoir de vie, ils sont les experts dont l’école a tort de se priver. Lors d’un colloque de chercheurs et de professionnels, en avril 2018, des parents disaient : « Comme parent, on sait combien ça blesse un gamin quand il est traité de fou. Souvent on a vécu nous-mêmes l’échec scolaire, l’humiliation quand on était enfant. On veut éviter ça pour nos enfants et pour tous les enfants ».
C’est en croisant le savoir des parents, le savoir des professionnels et le savoir de la recherche que l’on trouvera comment faire cesser cette injustice. Des enseignants, des équipes pédagogiques, des écoles et des collèges, se sont déjà engagés dans ce sens, en s’appuyant sur la co-éducation avec les parents et en mettant en œuvre des pratiques notamment de coopération, au profit de tous, même des meilleurs, et qui permettent aux enfants de se sentir reconnus comme capables de penser et d’apprendre, de s’intéresser, de participer, sans s’ennuyer et sans décrocher. C’est tout cela qui porte en germe une école véritablement pour tous, une école qui ne se déclare pas incompétente devant les difficultés scolaires de ses élèves.
Appel aux écoles et collèges volontaires
Nous lançons un appel pour que des écoles et des collèges, accompagnés de chercheurs, acceptent d’expérimenter des dispositifs pédagogiques et structurels qui permettent que plus aucune décision d’orientation ne soit prise pour cause de pauvreté. Nous souhaitons que la richesse pédagogique des enseignants spécialisés puisse être mise au service des élèves, individuellement, en petits groupes, et au sein des classes ordinaires, sans perte de moyens, afin d’inclure tous les enfants. Le développement actuel de l’inclusion de certains élèves de SEGPA ou d’ULIS dans les classes ordinaires va dans le bon sens. Mais ce mouvement est encore trop timide, il doit être largement amplifié.
Notre appel va aussi vers tous les acteurs des procédures d’orientation, Éducation nationale et MDPH. Il faut réexaminer sérieusement ces procédures, faire un examen critique des critères d’orientation et de leur usage, dont la « mesure du QI » assez largement remise en cause par la recherche.
Aucun enfant, aucun jeune, ne doit se sentir indigne et exclu d’une scolarité normale avec tous les autres. Ce scandale doit cesser. Il ne sert à rien de s’indigner contre la pauvreté si, dans le même temps, notre société ne se donne pas les moyens de mettre tous les jeunes en capacité de s’insérer dans la vie professionnelle et d’exercer pleinement leur citoyenneté.
Les signataires
Raymond Artis, président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), Stéphane Bonnéry, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris Vincennes-Saint Denis, Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l’université Paris Descartes, Dominique Bucheton, professeure des universités en sciences du langage et de l’éducation, à l’Université de Montpellier, Catherine Chabrun, rédactrice en chef du "Nouvel Éducateur", la revue de l’Institut coopératif de l’école moderne (ICEM-FREINET), Sylvain Connac, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry-Montpellier, Stéphane Crochet, secrétaire général du Syndicat des enseignants de l’union nationale des syndicats autonomes (SE UNSA), Gilles Demarquet, président de l’association de parents d’élèves de l’enseignement libre (APPEL), François Dubet, sociologue, ex-directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Hugo Dupont, maître de conférences en sociologie à l’université de Poitiers, Laurence Fourtouill, présidente de la Fédération nationale des associations des rééducateurs de l’Éducation nationale (FNAREN), Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD Quart Monde, Rose Join-Lambert, présidente de l’Association des groupes de soutien au soutien (AGSAS), Dominique Lahanier-Reuter, professeure en sciences de l’éducation à l’université de Bordeaux, Isabelle Lardon, secrétaire du Groupe français éducation nouvelle (GFEN), Claude Lelièvre, professeur d’histoire de l’éducation à Paris-Descartes, Michel Lussault, géographe, professeur à l’ENS de Lyon et directeur de l’école urbaine de Lyon, Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation à l’université Lyon-Lumière, Régis Metzger, co-secrétaire général du Syndicat national unitaire des instituteurs, professeurs des écoles et PEGC (SNUipp FSU), Catherine Nave-Bekhti, secrétaire générale du Syndicat général de l’éducation nationale de la Confédération française démocratique du travail (SGEN CFDT), Roseline Ndiay, présidente du Cercle de recherche et d’action pédagogiques (CRAP), Serge Paugam, sociologue, directeur d’études et responsable de la formation doctorale Sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Gérard Pommier, président de la Fédération des parents d’élèves de l’enseignement public (PEEP), Patrick Rayou, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris Vincennes-Saint Denis, Yves Reuter, professeur en didactique à l’université de Lille, Jean-Yves Rochex, professeur de sciences de l’éducation à l’université de Paris Vincennes-Saint Denis, Frédérique Rolet, secrétaire générale du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES FSU).