"Des histoires singulières..."
Mis à jour le 23.03.21
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Interview de Bernard Charlot, sciences de l'éducation, à propos des enjeux sociaux de l'EP
Bernard Charlot est professeur émérite en sciences de l'éducation à Paris 8 et professeur à l'Université de Sergipe au Brésil. Il est l'auteur de "Du rapport au savoir" et "Education ou barbarie".
Quelle philosophie a prévalu à la mise en place des ZEP ?
Quand les ZEP se mettent en place, la question de l’échec scolaire est un débat de société. On discute d’inégalités, de reproduction dans des logiques de services publics et d’égalités sociales. La question des banlieues s’ébauche et l’arrivée de la gauche au pouvoir place l’éducation comme un sujet important. Elle se base sur un principe de discrimination positive, dans un contexte de politique de décentralisation. La notion de zones est en elle-même une petite révolution. La référence à l’universalisme et à l’unité nationale fait place à une logique de territoire. C’est le début d’un processus de mondialisation où les directions sont émises nationalement et les mises en œuvre localement. Dans les années 90, un changement de logique s’opère. La vision de l’échec scolaire passe d’un scandale social à un « gâchis économique ». Le dispositif change d’objectif.
Les ZEP ont-elles eu des effets ?
Leur mise en place réelle est minime puisque, par des processus de système, les écoles des quartiers riches continuent à être mieux dotées que celles des quartiers populaires. En particulier parce que les profs les plus expérimentés ne restent pas dans ces établissements. Lors de la mise en place des REP, il y avait une crainte de résistance qui n’a pas eu lieu. Il y a eu une mobilisation des enseignants, ce qui a forcément des conséquences sur le relationnel, sur la place de l’école dans le quartier, sur la protection de l’institution et une limitation des violences. Il y a des effets individuels et sans doute un mouvement en cours pour offrir aux populations immigrées des orientations plus ouvertes. Mais les histoires singulières ne correspondent pas à la moyenne statistique et le problème de la concentration de la difficulté n’a pas été résolu.
Vous dites pourtant que l'échec scolaire n'existe pas....
En effet, tel qu’il nous est décrit, l’échec scolaire serait une maladie tapie au fond de la classe qui attend d’engloutir des élèves des familles populaires ! La réalité, ce sont des enfants qui se heurtent à des difficultés, des histoires singulières sur fond social. Le questionnement se situe sur le sens que cela a d’aller à l’école, d’apprendre ou de refuser d’apprendre. Et on n’apprend pas qu’à l’école. La notion d’habitus, en référence au sociologue Pierre Bourdieu, a implicitement porté la réflexion uniquement sur ceux qui réussissent. Il y a des enjeux sociaux et identitaires dans le rapport au savoir ou plus précisément dans le rapport à l’apprendre.
"Il y a des enjeux sociaux et identitaires dans le rapport au savoir ou plus précisément dans le rapport à l’apprendre."
En quoi l'environnement joue-t-il un rôle dans l'apprendre ?
Evidemment, le contexte social ou familial est un élément important car il n’induit pas le même sens donné à l’école. Or, il faut se méfier du mensonge pédagogique qui confond utile et important. La définition de ce qui est « utile » de savoir diverge selon les sujets. Utile pour qui ? Dans quel monde ? Celui du quartier ou celui de l’institution ? Celui de la concurrence ou celui de l’humain ? Danser, jouer au foot, être amoureux, cela ne sert à rien… Beaucoup de ce qui est important dans notre vie n’est pas classé dans l’utile. Il ne s’agit évidemment pas de dévaloriser l’école. Jean-Paul Sartre disait « le problème, c’est de savoir ce que je vais faire avec ce que la société a fait de moi ». Il s’agit de penser, à partir de la subjectivité de ma position sociale, ce que je fais : acceptation ou révolte, fierté ou honte de mes origines, quel défi je relève.
Quelles pistes pour démocratiser l'école ?
Les politiques scolaires constituent seulement un volet d’une politique sociale, économique et culturelle. Elles ne peuvent fonctionner que si elles s’intègrent dans un projet global où la question de l’emploi, par exemple, est fondamentale. Ce qui ne signifie pas que l’on ne peut rien à notre niveau. Il me semble que l’on ne pose pas assez la question de ce qu’il faudrait enseigner aujourd’hui. Finalement, on a modernisé des contenus du XIXe, en passant simplement du latin au maths comme disciplines élitistes. Au niveau de la classe, l’équation pédagogique à résoudre comprendrait trois éléments : l’activité intellectuelle, le sens et le plaisir. Le plaisir n’étant d’ailleurs pas synonyme d’un manque d’effort. Il ne faut pas tromper les élèves, réfléchir c’est fatigant ! Il faut traiter les trois concomitamment. Par exemple, le travail en groupe ne garantit pas à lui seul une activité intellectuelle de l’élève. La question fondamentale qui se pose aujourd’hui est une question d’humanisme. L’homme est une aventure, comment souhaitons-nous la poursuivre ?