"Une autre conception des apprentissages"
Mis à jour le 19.01.21
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Interview de Pascale Garnier, sociologue et professeur en sciences de l'éducation
Pascale Garnier est sociologue et professeure en sciences de l’éducation
Quels sont les apports de la maternelle dans la scolarité des élèves ?
Pour une partie des enfants, la maternelle est un accélérateur fantastique de développement, pour d’autres, l’exigence d’apprentissages scolaires trop tôt va faire obstacle à leur développement. Au niveau international, les statistiques montrent que la préscolarisation (avant 6 ans) est largement favorable à la scolarité ultérieure, mais en général elle n’est pas centrée sur les apprentissages scolaires. En France, il manque d’études sur la question du bien-être de l’enfant, de son développement physique, de sa sociabilité, du sentiment de confiance, etc. Les effets de la scolarisation avant trois ans sont très débattus : certaines études mettent en valeur un effet légèrement positif, d’autres, un effet nul, voire négatif sur les résultats scolaires ultérieurs. Les études qualitatives, quant à elles, montrent que la confrontation trop précoce des jeunes enfants à des attentes de résultats met toute une partie des enfants en difficulté, les garçons des milieux populaires notamment.
En quoi les préconisations du Conseil supérieur des programmes (CSP) sont-elles une rupture avec les programmes de 2015 ?
Il y a d’abord une rupture avec la démarche initiée par le CSP en 2013 lors de la loi de refondation. Un groupe d’experts - enseignants chercheurs, y compris en sciences de l’éducation, didactiques disciplinaires ou psychologie, conseillers pédagogiques, IEN, représentants des mouvements éducatifs, directeur d’école maternelle - avaient été mandatés pour écrire le projet de programme de 2015. Ces experts ont aussi fait appel à des spécialistes de la maternelle ainsi qu’aux partenaires de l’école. À l’inverse, cette note du CSP* résulte de personnes issues essentiellement des corps d’inspection et de quelques figures médiatiques très proches du ministre. Un discours unique qui oriente l’école maternelle sur la préparation aux tests de début de CP et renforce l’évaluation de performances scolaires dès la petite section. C’est aussi une rupture forte avec l’évaluation des progrès de l’enfant. La note se centre sur les mathématiques, le français et les sciences et ignore complètement les autres domaines d’apprentissage, notamment les arts et les activités physiques.
* Note d’analyse et de propositions sur le programme d’enseignement de l’école maternelle du Conseil supérieur des programmes. Décembre 2020.
"Les apprentissages sont centrés sur la transmission de techniques qui évacuent leurs significations culturelles"
Quelles conséquences sur les contenus d’enseignement et les pratiques enseignantes ?
Avec la loi de 2019 rendant l’instruction obligatoire à partir de 3 ans, très logiquement, la maternelle devient un lieu d’instruction où tout ce qui n’est pas enseignement n’est plus légitime. C’est une toute autre conception des apprentissages où les élèves sont vus comme des petites machines à apprendre et leur capacité d’initiative est totalement niée. Le linguiste Alain Bentolila est cité très abondamment sur « sa » conception des apprentissages de la langue orale et écrite. Un retour à 2008 où c’est la langue qui est considérée comme un objet à étudier. Le fait que les langages servent d’abord et avant tout dans la communication avec les adultes et surtout entre pairs est exclu. Les apprentissages sont centrés sur une transmission de techniques qui évacuent leurs significations culturelles. C’est, selon moi, une profonde régression.
Quel devenir pour la scolarisation des moins de trois ans ?
Depuis l’arrivée de Jean-Michel Blanquer, cette scolarisation est comme tombée dans l’oubli. Parallèlement, la loi rendant l’instruction obligatoire à 3 ans et le projet d’obligation de scolarisation à 3 ans envoient un message implicite clair : les tout-petits n’ont plus leur place à l’école maternelle. Les scolariser au milieu d’enfants plus âgés n’est pas satisfaisant et il faudrait des dispositifs spécifiques comme les classes passerelles. C’est là aussi une profonde régression qui s’affiche pourtant comme « justice sociale ».
Quels impacts sur les apprentissages des élèves ?
On peut avoir très vite des petits perroquets qui vont être capables de réciter des connaissances dites de base mais les enfants n’auront développé que les aspects les plus pauvres des apprentissages. Tout ce qui est du domaine de la sociabilité, de la confiance en soi, de l’imagination, de la construction subjective des enfants, passe à la trappe. Des élèves arriveront en CP déjà complétement dégoutés de l’école parce qu’elle aura insisté sur des apprentissages techniques sans que cela soit fondé sur leur développement global. Cela ne peut que renforcer les difficultés de toute une partie des enfants. J’espère dans la capacité des enseignants à s’opposer à cette forme de maltraitance des jeunes enfants, déjà critiquée par le défenseur des droits en 2018.