Maternelle : inégalités sociales

Mis à jour le 23.10.22

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FsC 485 spécial Maternelle : Bernard Lahire interroge la maternelle au regard des inégalités sociales. Influence des inégalités sociales sur les résultats scolaires ? Le capital scolaire ? Le langage, marqueur social ? Le rapport aux livres ? Lutter contre les prédestinées ? Rapport aux livres ? Scolarisation précoce ? Dédoublements ?

Bernard Lahire est directeur de recherche CNRS, membre du Centre Max Weber à l’ENS de Lyon. 

Il a publié une vingtaine d’ouvrages parmi lesquels Culture écrite et inégalités scolaires (PUL, 1993, réédition avec une nouvelle préface en 2021), Tableaux de familles (Gallimard/ Seuil, 1995), La Raison scolaire (PUR, 2008) et Enfances de classe (dir. Seuil, 2019)

Bernard-Lahire©Millerand-Naja

Les inégalités sociales de naissance influent-elles sur le parcours scolaire ? 

C’est un résultat indiscutable qui ressort des travaux de sociologie de l’éducation dans le monde entier, et pas seulement en France. Seuls quelques idéologues peuvent encore contester ce lien puissant, que vérifient statistiquement comme ethnographiquement les sociologues de l’éducation de toutes les sociétés scolarisées depuis plus de 50 ans, entre la classe sociale d’appartenance de l’enfant et la réussite ou l'échec scolaire. Mais plus que d’une influence, il faut parler d’une détermination de base des inégalités scolaires. Dans Enfances de classe, nous nous sommes attachés à comprendre comment les enfants partent dans la vie avec des atouts ou des handicaps majeurs. Et le résultat de notre enquête est sans appel, tous les enfants ne sont pas sur la même ligne de départ.

Qu'est-ce que le capital scolaire et en quoi influe-t-il sur la "réussite" des élèves ? 

La notion de capital scolaire, forgée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans les années 60, c’est la partie institutionnellement reconnue du capital culturel, qui recouvre une réalité beaucoup plus large. Le capital scolaire correspond à ce qu’on appelle en langage ordinaire le niveau de diplôme et le type d’études suivies. Ce qui joue un rôle puissant dans la scolarité des enfants, c’est le capital culturel familial disponible, celui qui est porté par les parents, mais aussi par les frères et sœurs plus âgés, par les oncles et tantes, les grands-parents, etc. Et ce capital culturel rassemble tout ce qui a trait à ce que la société appelle « culture ». Par exemple, au-delà du capital scolaire, il concerne les pratiques langagières ou les pratiques de lecture des membres de la famille, les sorties culturelles dans les musées, les salles de théâtre, de cinéma ou de concert, les bibliothèques, les expositions, les pratiques culturelles ordinaires dans la famille, etc.

“Au moment de l’entrée de l’enfant à l’école maternelle, les écarts se sont déjà creusés
entre les enfants en matière de pratiques langagières, d’habitudes culturelles, de goûts, etc., dans leurs familles respectives”

Le langage, un marqueur social qui influe lui aussi ? 

Oui, la sociologie du langage et la sociolinguistique ont établi depuis bien longtemps que les usages de la langue sont extrêmement différenciés selon le niveau de capital scolaire, et plus généralement la position des individus dans la structure sociale. Les enfants ne sont pas exposés aux mêmes pratiques langagières en fonction de leur milieu social d’appartenance, et les registres langagiers – lexique, syntaxe, genre de discours, auxquels ils sont socialisés – les distinguent très rapidement. La maîtrise du langage, et notamment d’un langage explicite, lexicalement précis, grammaticalement complet et correct, est centrale dans la scolarité. Or, les enfants n’arrivent pas à l’école avec la même expérience langagière parce que leurs parents sont inégalement scolarisés et ne parlent pas tous de la même façon. Ils sont donc plus ou moins adaptés aux usages scolaires du langage. Par exemple, les parents sont inégalement attentifs à la bonne prononciation des mots par leurs enfants. Or, cela a des effets dès lors que l’on commence à écrire et qu’il faut que l’enfant traduise une chaîne sonore en signes écrits.

Qu'en est-il du rapport aux livres ? 

Comme je le disais, la lecture fait partie du capital culturel. Des parents qui lisent eux-mêmes – en donnant envie aux enfants de
grandir avec des livres –, qui lisent des histoires le soir ou dans la journée à leurs enfants, qui offrent des livres ou, plus généralement, des imprimés, qui parlent de leurs propres lectures devant leurs enfants, etc, offrent un éventail de pratiques qui sont très rentables scolairement pour leurs enfants. Ces enfants sont en permanence baignés dans des univers fictionnels, et incorporent sans s’en rendre compte des centaines de mots, des temps, des structures syntaxiques et des structures narratives ou argumentatives. Lorsqu’ils entrent à l’école maternelle, en général à trois ans, ils ont déjà un capital langagier non négligeable par ce simple fait. Ils développent aussi leurs habiletés lectorales, et tout cela est à la base de la réussite scolaire, bien au-delà de la maîtrise du français. Même pour faire de l’histoire-géo ou des maths, les compétences lectorales sont centrales.

Quels sont les leviers de l'école, spécifiquement la maternelle, pour contrer ces "prédestinées" ? 

Plus d’enseignants devant moins d’élèves, une stimulation personnelle plus régulière et plus enveloppante de l’enfant par l’enseignant, c’est la base d’une réduction des inégalités scolaires. Il faut bien comprendre qu’au moment de l’entrée de l’enfant à l’école maternelle, les écarts se sont déjà creusés entre les enfants en matière de pratiques langagières, d’habitudes culturelles, de
goûts, etc., dans leurs familles respectives. Il faut donc « compenser » très rapidement et activement ces écarts par un travail pédagogique adapté.

La scolarisation précoce des enfants défavorisés en termes de capital culturel est-elle souhaitable ? 

La réponse à cette question est ,clairement positive. Les enquêtes statistiques montrent que plus on tarde à mettre en place des actions pédagogiques, plus on laisse les écarts se creuser entre les enfants. L’entrée dans l’écrit est beaucoup plus facile pour les
élèves ordinairement en difficulté lorsqu’ils ont fréquenté l’école maternelle dès la petite section, voire la toute petite section 

“Pour se sortir de la situation dans laquelle nous sommes,  
il faudrait une politique générale de réduction des inégalités - économiques autant que scolaires”

Les dédoublements de GS proposés aujourd'hui en REP seraient une réponse à ces problématiques ? 

C’est une partie de la réponse. Mais de tels dédoublements devraient être mis en place dès la petite section si l’on voulait produire des effets positifs encore beaucoup plus nets. Et sans doute que le dédoublement n’est pas suffisant pour les enfants - et leur famille - les plus éloignés des logiques scolaires.

Mais alors, que faire ? 

Pour se sortir de la situation dans laquelle nous sommes, il faudrait une politique générale de réduction des inégalités - économiques autant que scolaires. Le problème dans des démocraties formelles comme les nôtres, c’est que les gouvernements mènent le plus souvent leur politique au nom de la réduction des inégalités dans tous les domaines, même quand, dans les faits, ils ne font que de la
publicité mensongère. Les valeurs universalistes du type « liberté, égalité, fraternité » sont bafouées en permanence, ce qui finit par dévaluer l’ensemble des discours politiques. Tant qu’une classe politique profondément renouvelée ne parviendra pas au pouvoir, on ne sortira pas de cette situation malsaine qui nous mène droit vers le pire, avec des régimes autoritaires qui afficheront explicitement leur programme inégalitaire dans tous les domaines