Une offensive inacceptable CONTRE l’école maternelle

Mis à jour le 18.01.21

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Spécialiste de l'enseignement, formatrice à la retraite et membre du GFEN, Christine Passerieux décrypte pour le SNUipp la note produite par le conseil supérieur des programmes sur la maternelle.

La boucle est bouclée de la maternelle à l’université. C’est l’ensemble du système éducatif qui est désormais remanié, où projet après projet, injonctions après décret les perspectives ségrégatives sont cumulées. La maternelle est la cible depuis des années des politiques libérales (Darcos et les couches ou la sieste ; Sarkozy et les jardins d’enfants ; les « assises » de l’école maternelle en 2018 et « l’attachement » ; le recul de la scolarisation à 2 ans ; l’obligation scolaire à 3 ans comme cadeau à l’école privée et prétexte pour balayer les programmes de 2015…) La « note d’analyse et de propositions sur le programme d’enseignement de l’école maternelle » parachève un projet politique déjà ancien, qui n’a pu encore s’imposer faute de résistances, mais qui, si l’on n’y prend garde, fait peser une grave menace sur l’école maternelle, non comme école idéale, mais comme promesse de démocratie.
Fond et forme sont en symbiose. Cette note n’analyse pas les programmes en vigueur, pas plus qu’elle n’en propose quelque amélioration. Bricolée par des non spécialistes de la maternelle, la note conjugue incompétences didactique et pédagogique dans une écriture bâclée faite de copiés pas toujours bien collés, de phrases qui affirment une chose et son contraire, et où la très fameuse « bienveillance » confine au ridicule : « les nombres deviennent les amis » des enfants ! Elle est une insulte à celles et ceux qui la liront et en particulier aux enseignants que le ministère a « oublié » de consulter !

Le « trucage » langagier ne fait pas analyse #

La rhétorique de la note recourt à un usage du langage qui en trouble ou en détourne la signification, alors que le ministre bafoue ses propres engagements avec de nouveaux programmes, proches de ceux de 2008 dont on a pu mesurer les effets dévastateurs. Analyse d’autant plus improbable qu’aucun bilan n’est mené sur les effets de ces programmes en termes de réduction des écarts entre enfants ; que le facteur temps est une composante importante d’autant plus lorsque l’absence manifeste de formation n’a pu permettre à la profession de se les approprier véritablement. Petit florilège d’assertions mensongères :
  • - « L’instruction obligatoire à 3 ans donne à tous les enfants les mêmes chances d’entrer dans de meilleures conditions à l’école élémentaire… Elle participe à la réduction des écarts de niveaux scolaires… ». Les deux affirmations sont inexactes, car 97% des enfants fréquentent l’EM, hormis à Mayotte et en Guyane où de toute façon il n’y a pas d’école pour les accueillir ! 
  • - Les assises de l’école maternelle, qui se sont tenues les 27 et 28 mars 2018, ont réuni des personnalités d’horizons très divers. C’est inexact : une seule professeure des écoles travaillant dans l’association présidée par Cyrulnik pour qui les jeunes enfants ont plus besoin d’attachement que d’enseignants diplômés. On ne s’étonnera pas qu’il n’y ait pas été question d’enseignement ni d’école. 
  • - L’indépendance du CSP, inscrite dans la loi, n’est aucunement respectée par un ministre qui en fait son prestataire de service, d’où de fort nombreuses démissions du précédent CSP.
  • - Le Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSÉN) mène une réflexion, adossée à la recherche scientifique. Cette phrase est vraie et… fausse. En effet le CSEN est composé de chercheurs mais quasi exclusivement en sciences cognitives, avec à sa tête l’incontournable Stanislas Dehaene. Il ne s’agit donc pas de LA recherche et encore moins pédagogique et universitaire pourtant particulièrement riches en France.
  • - Les missions d’étude, les travaux de recherche, les publications de guides et de recommandations pédagogiques depuis 2018 interrogent, en effet, les choix théoriques, pédagogiques et didactiques qui ont orienté la conception du programme de 2015 et invitent à l’envisager sous un angle nouveau ». Quels travaux de quelle recherche ? Des recommandations ou des injonctions ? Des interrogations ou des condamnations sans argumentation étayée par la recherche des spécialistes de l’école maternelle ? Quels enseignants consultés ? Une fois de plus, la caution de certains scientifiques généralement peu informés de la chose scolaire a pour seule fonction que de faire accepter une politique inégalitaire au nom de LA science, dans un manque total de rigueur comme l’a montré R. Goigoux à propos des « évaluations » en CP, et dans une approche erronée des relations entre la recherche en laboratoire et la pratique dans la classe.
  • - Il n’y a pas de décrocheurs scolaires : ce ne sont pas les élèves qui décrochent mais une école qui, telle qu’elle fonctionne, ne parvient pas à les accrocher quand elle surestime ou sous-estime la nature des différences, pourtant largement analysée.

…. La liste est longue .

Naturalisation des différences #

« L’école maternelle, école de l’épanouissement ». La formulation déjà présente en 2015 se trouvait en totale contradiction avec l’affirmation inscrite dans les programmes et dans la loi d’orientation de 2013 : « tous les enfants sont capables d’apprendre et de progresser ». La contradiction a disparu puisqu’il n’est plus question d’égalité si ce n’est d’une « égalité des chances », mensonge social qui ne peut que produire de l’inégalité, tout en rendant les élèves responsables de leurs échecs. Mais une étape de plus est franchie puisque désormais l’EM serait celle de « l’épanouissement affectif » de « l’enfant » (terme générique qui ne renvoie à aucun enfant réel). Se précise ainsi la conception naturalisante du développement en contradiction avec les travaux de neuroscientifiques (Catherine Vidal), de philosophes (Lucien Sève), de sociologues (Bourdieu et alii). Il n’y a pas plus « de curiosité naturelle », que de gout ou d’intérêt spontanés.
Les élèves ne « s’épanouissent » pas comme des fleurs dans un jardin botanique, mais se construisent, se transforment dans la confrontation à de l’autre (objets culturels, pairs…).
Pour la note du CSP, C’est donc dans le respect de ce qu’est un enfant que l’école maternelle peut jouer son rôle et être une école à part entière. Quel respect des enfants quand leur âge n’est pas pris en compte, quand est défendu le mensonge social qu’est « l’égalité des chances » ? C’est manquer du plus élémentaire des respects à l’égard des élèves, que de laisser croire qu’affects et bienveillance pourraient tenir lieu de viatique pour que les différences ne deviennent pas des inégalités.

Au nom des besoins spécifiques de chaque élève et des capacités de l’enfant, innées ou développées de manière très précoce, la note du CSP attend des enseignants qu’ils adaptent en conséquence leur enseignement. Nombre de travaux (Bautier, Cèbe, Millet, Croizet, Bonnéry, Joigneaux…) montrent que l’individualisation se traduit massivement par une baisse des attentes à l’égard des élèves les moins connivents avec le système scolaire. L’école n’a pas à « s’adapter », sauf à assigner chacun à ses origines, mais à créer chez tous des besoins nouveaux, des intérêts inattendus, provoquer la curiosité, afin que tous s’émancipent de ce qui leur est familier pour devenir, dans la confrontation à l’altérité, des sujets singuliers.

Incompétence pédagogique et didactique #

La note du CSP confirme qu’il n’est décidément pas question de convoquer l’expertise de chercheurs qui se sont particulièrement intéressés à l’école maternelle : elle déconstruit ce qui fait les fameuses spécificités de l’école maternelle puisque sa première mission serait de préparer au CP, c’est-à-dire aux évaluations de début de CP. Ainsi, dès la moyenne section, il est possible de s’inspirer des exercices proposés lors de ces évaluations pour structurer certains apprentissages. Mais aussi S’il faut absolument éviter de préparer les jeunes enfants aux exercices qui leur seront proposés en CP, il n’en demeure pas moins que ces exercices, conçus avec beaucoup de soin pour apprécier de manière objective des capacités mathématiques, peuvent faire office de guide et dessiner l’esprit dans lequel le travail avec les enfants de maternelle peut être mené.
Les enfants seront entrainés à des évaluations dès la petite section : ou comment donner le gout d’apprendre, d’oser se risquer dans un univers inconnu, d’y trouver progressivement place et plaisir. Réduire l’école maternelle à une propédeutique de l’école élémentaire, c’est remettre en cause son existence même. Ce que confirme la note qui indique que La transition que vit l’enfant entre la grande section de maternelle et le cours préparatoire doit être au cœur des préoccupations des enseignants.
Dans une perspective d’égalité d’accès à la culture scolaire, l’école maternelle est cette étape décisive de la scolarité où tous les enfants, et en particulier ceux qui en sont le plus éloignés (l’école ne serait-elle plus faite pour eux ?) vont se familiarise[r] progressivement avec une manière d’apprendre spécifique ; celle-ci s’appuie sur des activités, des expériences à [leur] portée, mais suppose qu’il[s] en tire[nt] des connaissances ou des savoir-faire avec l’aide des autres enfants et de l’enseignant… L’école maternelle initie ainsi la construction progressive d’une posture d’élève . Il s’agit donc de découvrir ce qui n’est pas « déjà là » pour nombre d’entre eux qui ont à comprendre la fonction de l’école comme le stipulent les programmes de 2015. On ne naît pas élève, on le devient, et tous n’y parviennent pas de la même manière ni en même temps. C’est un moment difficile qui nécessite une grande compétence pédagogique. Qu’importe ! Les parents se chargeront de ce travail qui incombe à l’école. Grande pertinence du CSP qui ne doit pas avoir été informé des dégâts provoqués par le confinement ! Il faut dire que les classes préparatoires ont le vent en poupe. Pourquoi pas dès la maternelle ?

Indigence des contenus et des modalités d’apprentissage #

Les « fondamentaux » de la note du CSP s’apparentent plus à un RSA culturel qu’à une conception émancipatrice de la culture et ce faisant conduisent à une école sélective. L’école maternelle doit satisfaire à deux exigences pour remplir sa mission : assurer le bien-être des jeunes enfants en étant le lieu où se développent des relations affectives riches et protectrices, faire que tous les enfants puissent s’exprimer et communiquer avec facilité. Quel bien être des jeunes élèves quand ils n’ont pas les outils requis pour entrer dans les apprentissages scolaires et que l’école demeure pour eux un espace étranger ? Les fondamentaux du CSP et du ministre n’en sont pas. Il ne suffit pas de baigner dans des jeux de langage pour en adopter les différents usages, et s’il est nécessaire d’apprendre à s’exprimer et à communiquer il est plus que nécessaire pour réduire les écarts entre élèves qu’ils apprennent à interroger, analyser, comprendre, débattre, avec les autres. Et c’est le rôle de l’école maternelle que d’engager les élèves dans ces apprentissages, en les entraînant à penser ce qu’ils font plutôt que de seulement faire… La conception des apprentissages du lire/compter évacue ce qui est fondamental dans ces deux domaines. Et c’est avoir une piètre connaissance du développement des jeunes que d’évacuer des pans entiers de ce qui fait la culture comme les pratiques artistiques et physiques.
Par ailleurs il est faux d’écrire que le jeu occupe « une place privilégiée » dans les programmes de 2015 alors que précisément ces programmes développent « quatre modalités spécifiques d’apprentissage », car il ne suffit pas de jouer pour apprendre. Mais la note n’est pas à une contradiction près puisqu’elle affirme Dans toutes ses formes, le jeu participe à la dimension informelle des apprentissages. Le problème c’est que la référence permanente au jeu renvoie à des exercices pour répéter, mémoriser, restituer en vue des évaluations de l’école élémentaire. Loin donc du jeu !

Un mauvais coup porté à l’école maternelle #

L’école maternelle de Blanquer et de son CSP ne reculent devant rien puisque l’école de la concurrence, de l’évaluation à tous les étages, de l’apprentissage comme exercice/mémorisation/restitution, de fondamentaux qui ne sont en rien fondateurs d’une culture, devient celle de la « fraternité » ! La novlangue est décidément un outil redoutable, quand les mots sont privés de leur sens pour mieux empêcher de penser. En guise de « fraternité », le CSP s’aventure sur des terrains fort inquiétants : il s’agirait de conforter le sentiment d’appartenance du jeune enfant à la communauté́ nationale ou encore d’aborder la langue, précisée française, (mais quel enseignant aurait eu l’idée d’en enseigner une autre ?) comme facteur de cohésion nationale et de rayonnement culturel, [qui] constitue le socle de son identité́ en France et dans le monde.
Ces propositions de programme sont plus qu’un alarmant retour en arrière. Ils sont un grand de plus pour détruire une école maternelle censée, dans un service public d’éducation, prendre en compte tous les enfants. Ici les « chanceux » arriveront comme ils le font déjà grâce à un accompagnement familial idoine, alors que les autres auront droit à la bienveillance que l’on accorde aux « malchanceux » faute de prérequis qui deviendraient nécessaires ! Et s’aggraveraient dangereusement les inégalités.

Christine Passerieux, le 15 décembre 2020