Rompre avec la fonction de hiérarchisation
Mis à jour le 30.08.07
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Entretien avec Charlotte Nordmann, Professeure de philosophie, essayiste, traductrice. Elle publie un livre qui paraitra en septembre : « L'école, entre domination et émancipation », Editions Amsterdam, Paris.
Vous faites le diagnostic d'un système éducatif produisant actuellement de l'impuissance. Qu'en est-il ?
- Une question me semble à peu près totalement refoulée des discussions sur l'école aujourd'hui, c'est celle des effets de la scolarisation : quels types de pratiques l'école encourage-t-elle ? quels sont les affects qu'elle mobilise et qu'elle nourrit ? Alors que l'école se donne pour but de développer les capacités de chacun, et y parvient dans une certaine mesure, elle produit en même temps beaucoup d'impuissance. Par exemple, à l'école, on apprend à écrire, mais aussi à considérer l'écriture comme une pratique scolaire, qui n'a de sens qu'à l'intérieur de l'école et qui a pour but principal de permettre d'évaluer chacun. En même temps que tous acquièrent de nouvelles capacités, ils sont pour ainsi dire « dépossédés » de l'usage qu'ils pourraient en faire. Ces effets paradoxaux de la scolarisation découlent de l'ambiguïté foncière de l'école, qui, depuis toujours, a pour fin à la fois de diffuser aussi largement que possible les instruments d'une plus grande autonomie intellectuelle, et de normaliser, de classer et de hiérarchiser les individus en leur imposant une norme unique. On ne peut comprendre les « échecs » structuraux du système scolaire que si on les rapporte au fait que ses fins sont contradictoires, et que chacune entrave l'autre. D'où le sentiment d'impuissance éprouvé par tous ceux qui s'efforcent de faire fonctionner une machine qui, par définition, ne peut remplir à la fois toutes ses fonctions.
Que signifie selon vous « l'école de la réussite de tous » ?
- Cette expression me paraît ambiguë. Affirmer que l'école doit se donner pour objectif de faire réussir tous les élèves, c'est rompre avec le mot d'ordre d'« égalité des chances », qui affirme qu'il s'agit simplement de donner à tous les mêmes moyens de réussir au départ, et que, à partir de là, les différences de capacités se révèleront. Au contraire, l'école a pour fin de donner à tous les moyens de parvenir à l'accomplissement d'eux-mêmes. Mais la « réussite de tous » est en fait un véritable oxymore, puisque réussir, à l'école comme ailleurs, c'est toujours être « meilleur » que les autres : l'élève qui « réussit » est celui qui non seulement parvient à faire telle ou telle chose, mais y parvient en même temps que les autres enfants de son âge, voire avant, aussi bien que ses pairs ou mieux (d'où le fait qu'un élève sera jugé d'un bon niveau ici, et « en échec » ailleurs).
Il existe donc des acceptations diverses de ce terme...
- Du coup, il peut être problématique de le conserver. Puisqu'il ne suffit pas, pour assurer la « réussite » de tous, de se la donner pour objectif, ne rejoint-on pas l'idée d'égalité des chances, et ne risque-t-on pas de légitimer l'idée que ceux qui n'auront pas « réussi » en sont seuls responsables, que leur « échec » prouve leur incapacité ? Ne risque-t-on pas de masquer que la hiérarchisation opérée par l'école constitue l'une de ses fonctions principales ? Tant que ce problème n'est pas affronté, les meilleures intentions du monde ne peuvent avoir qu'un effet limité. Par ailleurs, il faut s'interroger sur la valeur de ce que l'école appelle la « réussite » : un élève qui réussit est un élève qui satisfait aux normes scolaires, mais ces normes garantissent-elles vraiment le développement d'un rapport autonome et fructueux au savoir et au travail intellectuel ? Le mode d'apprentissage construit souvent un rapport de dépendance au maître, voire constitue une véritable infantilisation, sur le plan intellectuel en même temps qu'affectif.
Que faudrait-il repenser pour que l'école soit plus démocratique ?
- L'école peut être un facteur de démocratisation en ce sens qu'elle peut favoriser l'autonomie intellectuelle de chacun. Cependant, ses effets sont aujourd'hui particulièrement ambivalents, parce qu'elle a aussi pour fonction de hiérarchiser les individus et de leur attribuer des capacités inégales. Ce n'est qu'en rompant avec cette fonction de sélection que l'école pourra avoir un rôle émancipateur. Ainsi, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, l'évaluation parasite constamment l'apprentissage. Mais c'est aussi chez les professeurs qu'il importe d'encourager l'autonomie : aujourd'hui, les affaires scolaires sont trop souvent « gérées » d'en haut. Seule une organisation collective des personnels de l'école, attachée à envisager globalement l'institution, permettrait de sortir de cette « minorisation », et de construire une école vraiment démocratique.