Des êtres sentent, jugent, pensent

Mis à jour le 16.06.22

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Interview de Nathalie Montoya, sociologue. Travaille sur les politiques culturelles

                                                 “Faire apparaître une communauté d’êtres qui sentent, jugent, pensent”

Nathalie Montoya est sociologue et maîtresse de conférences à l’université Paris-Cité. Elle travaille sur les politiques culturelles, la médiation culturelle et la démocratisation de la culture. Elle a publié avec Anne Barrère «L’éducation artistique et culturelle: mythes et malentendus» (Éd. L’Harmattan, 2019)

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Quelle place pour l'art et la culture dans notre société ? 

La pandémie et les confinements ont fait surgir les contradictions sociales dans lesquelles on tient l’art et la culture : d’un côté ils ont été l’occasion de redécouvrir les expériences artistiques comme autant de viatiques pour traverser et s’orienter dans les grandes épreuves de la vie et ont fait apparaître la fonction salvatrice du rapport aux œuvres, aux artistes ou de la pratique artistique. Entre étayage psychique et renforcement du lien social, on a prêté toutes les vertus à l’expérience des œuvres. D’un autre côté, les différents confinements ont également servi de prétexte pour tenir le commerce du livre, la sortie au spectacle ou au cinéma pour « inessentielles », ce qui a profondément blessé les artistes et les acteurs du secteur culturel. La pandémie nous a laissé ce sentiment étrange que plus la culture et l’art étaient valorisés, et moins ils avaient les faveurs de l’action politique. 

Pourquoi enseigner les arts et la culture à l'école ?

La justification des projets dits d’éducation artistique et culturelle à l’école emprunte à différentes lignes d’argumentation et à différents projets institutionnels. Depuis les années 1980, on peut dire que l’institutionnalisation de l’EAC s’est faite au nom du projet de démocratisation de la culture. Alors que la rhétorique de l’échec de la démocratisation de la culture se développait dans les années 80 et 90, l’idée que l’école constituait le lieu idéal de réalisation du projet de démocratisation s’est imposée. Tout d’abord parce que l’accès à l’éducation primaire et secondaire a été effectivement démocratisé et qu’il est théoriquement possible à l’école de s’adresser à l’ensemble des classes sociales. Ensuite, parce que l’on suppose que l’enfance et l’adolescence sont les moments de vie durant lesquelles les expériences sont les plus socialisatrices. Enfin, parce que la séparation institutionnelle de l’administration de la culture, au moment de la création du ministère en 1959, d’avec l’éducation nationale, a laissé des traces et fait l’objet d’éternels regrets. L’EAC suscite un fort engouement de la part des acteurs culturels et éducatifs car il est aujourd’hui le réceptacle de toutes les utopies contemporaines et que ces projets sont des lieux d’expérimentations importants, relativement précaires et qui font souvent l’objet de réinventions, de bricolages, faute de moyens. Ils peuvent constituer des lieux de réalisations, au sein de l’école, de petites utopies, ce que Foucault appelait des « hétérotopies ». 

Par quoi commencer avec de jeunes élèves ?  

Ces projets apparaissent comme des bulles d’air, des espaces de respiration, pour les acteurs éducatifs et pour les élèves. Ils permettent de rompre avec la forme scolaire, avec l’ordinaire du rythme et des rapports sociaux à l’école. Pour les élèves, la relation à l’artiste prime. Instituer une relation bienveillante avec les élèves : c’est à cette condition que les effets magiques que l’on prête parfois à l’éducation artistique et culturelle - comme si la pratique artistique, l’aura d’un artiste, ou la seule confrontation avec les œuvres pouvaient à eux seuls avoir des effets de conversion, de révélations – peuvent advenir. 

Quels enjeux d'égalité et de citoyenneté ? 

C’est l’un des grands motifs de justification de l’éducation artistique et culturelle et d’une manière plus générale un argument de légitimation des politiques culturelles en France. Depuis les Lumières et la Révolution française en particulier, l’idée que l’éducation et la participation à la vie culturelle du pays contribuent à former le citoyen, à consolider la vie civique, à aiguiser le jugement politique et le sentiment d’appartenir à une même communauté, soutient le développement des politiques éducatives et culturelles. Ces ambitions sont attribuées de façon encore plus forte aux projets d’éducation artistique, précisément parce qu’ils se développent au croisement des politiques culturelles et éducatives. Hannah Arendt disait que « la culture et la politique s’entr’appartiennent parce que ce n’est pas le savoir ou la vérité qui est en jeu mais plutôt le jugement et la décision ». Les projets d’EAC semblent très souvent mobiliser cette perspective arendtienne : le travail sur l’expression du jugement esthétique, sur l’argumentation, sur l’écoute, sur la persuasion contribue à faire apparaître une communauté d’êtres qui sentent, jugent, pensent.

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