Incontournable Littérature Jeunesse
Mis à jour le 06.03.22
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La littérature jeunesse à l’école est un enjeu d’émancipation.
Depuis vingt ans, la littérature jeunesse est considérée à l’école dans sa dimension culturelle, ce qui en fait un enjeu d’émancipation.
La présence de la littérature jeunesse à l’école est une évidence récente. Même si les premiers livres considérés pour enfants recélaient une visée morale et éducative, l’école s’en est longtemps tenue aux livres d’instruction et aux manuels. Elle utilisait aussi les textes littéraires comme support à l’apprentissage de techniques de lecture ou de l’orthographe. C’est lorsque la littérature jeunesse devient un « loisir » des familles socialement les plus favorisées et intellectuelles qu’elle entre petit à petit à l’école. Pour Sylvianne Ahr, chercheuse en langues et littératures et Max Butlen*, docteur en sciences de l’éducation, « cette orientation peut être mise en relation avec les mutations de l’édition pour la jeunesse qui a accompli une révolution conceptuelle, graphique et industrielle en même temps qu’émergeaient de nouveaux lectorats dont les bornes n’ont cessé d’être repoussées. »
À partir des années 1980, avec l’arrivée des collections destinées aux plus jeunes, y compris non encore lecteurs, et une place de l’image grandissante, les albums sont lus à l’école. La création des BCD et l’opération « 100 livres pour l’école » en 1989 constituent une réponse institutionnelle aux premiers constats d’échec scolaire en lecture. En 2002, les textes officiels légitiment la littérature jeunesse en l’introduisant dans les programmes. L’objectif n’est plus simplement d’inciter à lire mais elle devient « une part essentielle de l’enseignement du français » selon les programmes du cycle 3 où un chapitre entier lui est consacré. Entre 2002 et 2013, une « sélection d’ouvrages pour entrer dans une première culture littéraire » accompagne les programmes progressivement du cycle 3 vers la maternelle. Les enseignant•es sont appelé•es à varier les formes, les genres et les entrées. Ainsi la littérature de jeunesse comprend les contes, les romans, les albums, y compris sans texte, mais aussi la BD, le théâtre et la poésie. « Les textes documentaires ne sont pas négligés », est-il également précisé dès le cycle 1.
Une appropriation inégalitaire
Mais si les livres pour enfants sont devenus incontournables, y compris dans les rayons des supermarchés, leur usage reste très inégalitaire dans les familles comme à l’école. Les familles populaires ont des livres mais leur nombre, leur diversité ainsi que les modalités de lecture par l’adulte restent différentes des attendus scolaires.
La littérature jeunesse a acquis ses lettres de noblesse en se complexifiant. Le rapport entre le texte et l’image n’est plus cantonné à une redondance. Les modes de narration invitent à des prises d’indices multiples, des implicites, des ellipses, des référents culturels riches. Ils se détachent de la « bonne morale » pour oser l’humour ou l’impertinence, cultivent le flou entre le réel et l’imaginaire, déconstruisent les archétypes, laissent les fins ouvertes, interprétables. Toutes ces subtilités sont enthousiasmantes mais nécessitent une réflexivité plus importante et donc une médiation de l’adulte. Pour Stéphane Bonnéry (Université Paris 8 – Portrait et entretien « Comment lit-on à la maison »), professeur en sciences de l’éducation, « l’évolution du livre jeunesse présuppose donc un lecteur socialement marqué. » Pour lui, « la question porte plutôt sur les intermédiaires – enseignants, bibliothécaires, etc. Sont-ils formés à utiliser des ouvrages plus complexes, tout en sachant que tous les enfants ne sont pas spontanément en phase avec ces objets ? Il ne suffit plus de mettre le livre en présence des enfants mais de leur permettre de découvrir une diversité de types de récits et de manières de lire. »
* Revue « Le français aujourd’hui » n° 189 **
ANNIE JANICOT
Membre de l’AFL, animatrice d’un « point lecture pour tous » à Charleville- Mézières (08)
Qu'apporte la littérature aux enfants ?
Lire, c’est un autre langage, des formulations, une écriture qui répond à des contraintes. C’est surtout une confrontation de points de vue, entre ce que l’auteur a écrit et ce que le lecteur reçoit, une confrontation à la vie ou l’avis de quelqu’un d’autre. C’est ressentir des émotions, percevoir qu’elles sont partagées ou au contraire différentes. Le livre, c’est un écho, un regard qui amène à se décentrer, à percevoir la multitude du monde, à engager des réflexions. C’est aussi une autorisation au décalage, une interpellation qui donne envie d’être curieux.
Quels livres choisir ?
La puissance de la production qu’offre la littérature de jeunesse aujourd’hui permet d’éviter les réponses narratives uniques. Par ailleurs, je suis attachée aux documentaires qui permettent de comprendre le monde scientifique et technologique comme « les inventrices et leurs inventions » d’Aitziber Lopez. On hésite aussi peut-être trop à donner des livres de poésies qui proposent pourtant une nouvelle rencontre avec les mots. Choisir à la fois des structures classiques et d’autres qui transgressent ce que l’on appelle des normes. Chaque auteur est une singularité à découvrir et le rôle de la médiation est essentiel. Dans un magasin de vidéos, moi, je ne saurais pas quoi choisir, il faut se dire que c’est la même chose avec certains enfants qui fréquentent peu la littérature en dehors de l’école.
Il s'agit d'accompagner les élèves ?
Je pense qu’il s’agit tout d’abord de faire de la lecture un moment de partage, d’enthousiasme. Avec l’enseignant, avec les pairs. Autoriser toutes les questions, anticiper ensemble les structures répétitives, questionner les savoirs ensemble. Allier les études collectives mais permettre aussi à l’enfant d’avoir des initiatives de choix. Il faut briser une certaine rigidité scolaire ! Je me souviens d’un enfant dans la BCD qui avait pris un dictionnaire, le portait fièrement en disant : « j’ai choisi le livre le plus lourd du monde ! ». Le feuilleter avec lui, en comprendre l’objet, c’est aussi ça une médiation à la lecture. Choisir, c’est une initiative personnelle, une entrée dans la lecture en en faisant « un livre à soi ». Je crois aussi qu’il faut amener les élèves à produire eux-mêmes, à éprouver le processus de création.
Focus
LA CULTURE LITTÉRAIRE, ÇA S’ENSEIGNE ?
Multiplier et varier les lectures, évidemment, mais le goût de lire ne peut se passer d’une levée des divers obstacles liés aux formes spécifiques de l’écrit, à la complexification des œuvres elles-mêmes, à leur différent genre et aux pratiques sociales de lecture. Or, ces dernières années, les injonctions aux décodages précoces tendent à repousser l’apprentissage de la compréhension aux lectrices et lecteurs experts. Donner des impératifs d’un nombre d’œuvres à étudier en CM ne peut être un objectif en soi. Les possibles d’enseignement pour créer une connivence sont nombreux : expliciter les codes propres à chaque genre, différer les illustrations pour construire ses propres représentations mentales, travailler le vocabulaire en amont, interroger les rapports de causalité, les états mentaux des personnages, c’est-à-dire leurs émotions et leurs intentions… Mettre en scène les œuvres avec des marottes, élaborer des mises en réseau, proposer des lectures commentées, des cercles de lecture, des débats interprétatifs... Est-il possible d’aimer lire sans avoir construit ces postures de lecteurs et lectrices ? Donner sens pour une envie autonome de lectures personnelles