La langue est aussi à nous toutes
Mis à jour le 16.06.21
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L’écriture inclusive, outil d’émancipation, peut-elle s’enseigner ?
Le langage égalitaire, par diverses formes, vise à une langue plus juste pour représenter le monde. L’écriture inclusive, outil d’émancipation, peut-elle s’enseigner ?
« L’écriture inclusive, c’est très laid », déclarait Jean-Michel Blanquer en 2017 dans le journal Valeurs actuelles. Outre le fait que la notion de beau est relative et qu’en langue, elle est principalement liée à une habitude, on peut se demander si les enjeux de l’écriture inclusive portent vraiment sur une question d’esthétisme. En préalable, rappelons que la décriée écriture inclusive est un ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques visant à assurer une égalité de représentation entre les femmes et les hommes, dans le cadre d’une communication sans stéréotypes de genre. Il existe pour ce faire toute une gamme de procédés
Ainsi, l’accord en genre des noms de fonction, de grades ou de métier est une première forme de l’écriture inclusive, déjà passée dans l’usage malgré les polémiques lors des premières utilisations de « Madame la ministre ». Mais la démasculinisation peut aussi se décliner grâce à des doublets (enseignantes et enseignants), des mots épicènes (la profession enseignante) ou le point médian (enseignant•es). Éviter d’utiliser le masculin comme forme neutre (les droits humains plutôt que les droits de l’Homme) ou certains néologismes (iels pour ils et elles) participent à inclure tous les genres. Enfin, c’est aussi une remise en cause de la fameuse règle « le masculin l’emporte sur le féminin » en lui préférant l’accord de proximité ou de majorité (les garçons et les filles sont heureuses / huit femmes et un homme sont enseignantes).
Déconstruire l'univers masculin
Une fois déclinés tous ces possibles d’une langue moins sexiste, ou plus largement d’un langage égalitaire, les points de crispation comme les interdictions de son utilisation par une circulaire du premier ministre en novembre 2017, puis du ministre de l’Éducation nationale en mai 2021 (voir ci-contre), peinent à trouver des fondements linguistiques. Pour Eliane Viennot, historienne de littérature, l’enjeu est bien une remise en cause de la domination masculine. Elle rappelle que la déféminisation de la langue est la suite d’interventions d’un pouvoir misogyne à partir du XVIIe siècle, faisant fi des usages en cours*.
Aujourd’hui, le domaine de la langue reste un lieu d’attaques contre le féminisme où l’on peut encore se permettre d’affirmer que l’égalité n’est pas nécessaire. Pourtant, malgré les diktats de l’Académie française qui voit en l’écriture inclusive un « péril mortel pour notre langue », se positionnant en seule garante d’une langue correcte et de ses possibles évolutions, le langage inclusif se diffuse progressivement. Les discours s’ouvrent de plus en plus avec un « bonjour à toutes et tous », nombre de médias, de publicistes, d’entreprises ou d’institutions utilisent ce langage, au-delà des cercles militants.
Car il est difficile d’affirmer que la langue ne façonne pas la pensée, que le langage ne joue pas de rôle dans la (re)production des rapports sociaux. Pour Yannick Chevalier, maître de conférence en grammaire et stylistique**, « la manière dont nous parlons bride notre imaginaire » et « accorder une égale attention aux hommes et aux femmes dont on parle, c’est s’astreindre à penser la mixité, la diversité ». Certes, le langage inclusif ne va pas changer immédiatement le statut de la femme dans une société patriarcale mais il influe sur notre système de représentation. Pour Marie Loison-Leruste, Gaël Pasquier et Gwenaëlle Perrier, « alors que les recherches sur de prétendues dangers des graphies dans les apprentissages ne sont pas foison, le langage inclusif permet de questionner les normes grammaticales, avec souvent un intérêt et une curiosité des élèves*** ». Pour elles et lui, historiser la langue et l’interroger au regard du contexte social est une des missions de l’école. C’est parce qu’elle est « un outil de compréhension et de construction du monde » que les élèves « pourront être des acteurs et des actrices des usages plus égalitaires de demain ».
* « Le langage inclusif, pourquoi, comment ? » édition iXe ** « 6 pour inclure les femmes dans notre langage » Rue89Lyon *** Tribune « On ne peut enseigner l’égalité sans le langage inclusif ». Libération 26 mai 2021
Gaël Pasquier est maître de conférences en sociologie à Paris Est Créteil, co-auteur de « Enseigner l’égalité filles-garçons »*
L’enseignement du langage inclusif contribue-t-il à éduquer à l’égalité ?
On a tendance à croire que le langage a uniquement une dimension symbolique sans lien avec la réalité matérielle. Il constitue pourtant un instrument pour décrire le monde, le comprendre et agir sur lui. En ce sens, il n’est pas neutre et conditionne notre perception, ce qui est pensable ou l’est plus difficilement. Un langage inclusif n’est, certes, pas suffisant pour construire l’égalité mais il y participe en accordant une égale attention et une égale reconnaissance à toutes et tous, en donnant les outils pour se construire et se penser l’égal•e de l’autre, et réciproquement. Il permet de tenir réellement compte de l’ensemble des élèves et de leur diversité, qu’elle soit connue ou non de l’enseignant•e : les filles, les garçons, les enfants intersexes, queers, non binaires…
Son enseignement est-il possible à l’école primaire ?
Le langage inclusif ne doit pas être vu comme une déstabilisation radicale des usages scolaires. Il se rattache à des gestes professionnels familiers des enseignant•es : rappeler un nom féminin pour orthographier la fin d’un nom masculin, travailler sur les familles de mots, enrichir le vocabulaire des élèves en utilisant des termes adéquats, apprendre à oraliser des abréviations tel que le point médian qui en est une. C’est aussi inclure chaque enfant quel que soit son sexe dans le collectif de la classe, questionner les évidences et mettre en place des situations qui participent à la construction d’un regard réflexif sur la langue et le monde… Plutôt qu’une difficulté supplémentaire, il peut constituer une aide.
C’est compliqué pour les élèves ?
Ce que je constate, c’est que les enfants se saisissent spontanément du langage inclusif. Dire « la ministre », utiliser le mot « autrice » pour désigner une femme leur semble une évidence, alors même que ces usages ont soulevé encore récemment des résistances fortes. Les règles d’accord heurtent aussi souvent leur sens de la justice et c’est avec curiosité qu’elles et ils découvrent que la règle du « masculin qui l’emporte » n’a pas toujours été la seule en vigueur. Quant aux néologismes, ils les intriguent par leur côté ludique et les possibilités qu’ils ouvrent !
* Ed. Dunod
« ALL INCLUSIVE… OR NOT »
Dans une circulaire du 6 mai 2021, le ministre de l’Éducation nationale proscrit l’écriture inclusive des documents officiels et de l’enseignement. Dans le même texte, il encourage l’emploi des doublets dans les documents institutionnels (écrire candidats et candidates) et appelle à la « féminisation » des métiers et fonctions tenues par des femmes. Des procédés qui relèvent de la dite écriture inclusive… qu’il interdit. Cette prohibition, qui entretient ainsi une confusion stigmatisant l’écriture inclusive, se centre finalement sur la règle d’accord et sur le point médian (appelé « fragmentation des mots »). Il argumente en jugeant que l’écriture inclusive constituerait un obstacle à la lecture, à la compréhension et à une transcription orale. Posée comme une doxa sans étude à l’appui, cette idée que le langage inclusif serait plus complexe oublie que l’accord de proximité est au contraire plus intuitif, et qu’il existe déjà des abréviations (comme le point médian en est une)qui sont à aménager dans leur version orale (M. le professeur ne se lit pas M). C’est faire fi de la vivacité de la langue française qui évolue au fil des usages et de l’environnement. C’est surtout oublier que tout langage s’apprend.