"Les enfants des milieux populaires..."
Mis à jour le 14.01.22
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Itv de Jean-Paul Delahaye pour "Exception consolante. Un grain de pauvre dans la machine"
“Les enfants de milieu populaire ne sont pas rien”
Jean-Paul Delahaye est inspecteur général honoraire, ex-DGESCO. Il est l’auteur de « Exception consolante. Un grain de pauvre dans la machine » (éd. Librairie du labyrinthe, 2021) et de « L’école n’est pas faite pour les pauvres. Pour une école républicaine et fraternelle » (éd. Le bord de l’eau, à paraître).
Pourquoi vous considérez-vous comme une "exception consolante" ?
L’expression « exception consolante » est de Ferdinand Buisson, collaborateur de Jules Ferry. Alors que l’instruction publique, obligatoire, laïque et gratuite est un progrès pour les enfants du peuple, les républicains conservent le lycée payant qui scolarise les enfants de bourgeois, sauf quelques boursiers. Buisson les qualifie d’exceptions consolantes car ils consolent les nantis de l’injustice sociale maintenue. Entre mon sort de boursier des années 60, dans une classe où nous étudions le latin, et celui des enfants de la Troisième République, il y a peu de différence. Je suis aussi une exception inconsolable, je refuse qu’on dise « Regardez celui-là, il a réussi, vous n’avez qu’à le vouloir, quand on veut, on peut… ». C’est le discours des conservateurs qui renvoient ceux qui sont en difficulté à leurs propres responsabilités et non pas à celle d’un système profondément injuste.
Votre expérience d'enfant pauvre a-t-elle bâti votre conception de l'école ?
J’ai mis un point d’honneur à ne jamais oublier d’où je venais et me suis battu, dans toutes mes fonctions, pour la prise en compte de la grande pauvreté. Mon engagement professionnel a consisté à faire que jamais les « exceptions » ne servent d’alibis pour ne rien changer au système. Si la massification de l’accès au baccalauréat a été un progrès, des invariants de la pauvreté empêchent toujours trois millions d’enfants d’entrer sereinement dans les apprentissages. Les difficultés et humiliations que j’ai connues enfant pour se loger, se nourrir, s’habiller, payer les fournitures ou une sortie scolaire sont persistantes. Je veux rendre hommage aux personnels qui font des écoles des lieux de solidarité où les familles trouvent de l’aide. Interne, j’ai pu apprendre mes leçons, sur un bureau, accompagné par des adultes qui pouvaient m’aider, ce que ma mère, élevant seule cinq enfants, femme de ménage, ouvrière agricole, dans un logement mal commode d’un petit village rural, ne pouvait faire.
"Des invariants de la pauvreté empêchent toujours trois millions d'enfants
d'entrer sereinement dans les apprentissages"
Quels obstacles empêchent la réussite des enfants pauvres ?
Si l’école ne peut pas tout et n’est pas responsable de la précarité, un service public de l’accompagnement scolaire à la hauteur reste à construire. Pour l’accompagnement éducatif, le pays dépense 40 fois plus pour les étudiants des classes préparatoires que pour les élèves de l’éducation prioritaire. Une partie de la population a capté à son profit une part importante du budget de l’éducation nationale et la nation néglige ceux qui ont en le plus besoin. Contre les freins sanitaires et sociaux à la réussite scolaire, il faut recruter médecins, infirmiers et assistants sociaux, poursuivre la revalorisation des bourses, soutenir les familles pour qu’elles y aient effectivement recours… Historiquement, notre système est organisé pour trier, sélectionner. Il faut casser le clivage social entre les filières, favoriser la mixité sociale. Cela suppose d’investir massivement pour réaliser la priorité au primaire car, en France, on marche sur la tête en dépensant bien plus pour le lycée que pour l’école. Les enfants de milieux populaires ont aussi besoin d’un bon temps scolaire, avec plus de matinées de classe, profitables aux apprentissages. Et s’il faut évidemment faire accéder tous les enfants à une culture commune, il faut mieux reconnaître la culture populaire. Les enfants de milieu populaire « ne sont pas rien », ils savent des choses, trop souvent ignorées par l’école.
Où sont les résistances à réformer l'école pour lutter contre les inégalités ?
Pas seulement au niveau de l’institution scolaire. C’est plus un clivage dans la société entre celles et ceux dont les enfants réussissent et n’ont pas intérêt à ce que l’école change et les milieux populaires qu’on n’entend pas, qu’on invisibilise, qui ne pèsent pas sur les politiques publiques… Pour en sortir, il y a un préalable : réinstaller les enseignants dans leur dignité par une revalorisation à ne pas mégoter. Et un impératif, travailler à un diagnostic partagé sur l’école pour mettre d’accord les forces politiques républicaines sur les grands objectifs, d’une école plus égalitaire, afin d’installer une continuité qui enjambe les alternances. L’actuel gouvernement a plutôt tendance à considérer 2017 comme l’an 1 de l’éducation.