Les enseignants face à la pauvreté
Mis à jour le 09.09.21
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Interview de Choukri Ben Ayed
“Les enseignants seuls ne peuvent porter de tels problèmes sociaux”
Choukri Ben Ayed, sociologue, maître de conférence à l’Université Jean Monnet Saint Etienne. Il a dirigé l’ouvrage « Grande pauvreté, inégalités sociales à l’école. Sortir de la fatalité ». Editions Berger Levrault
Comment l'éducation nationale se saisit-elle de la pauvreté et de ses conséquences ?
Avec d’une part la mise en place d’une politique de bourses et d’aménagements financiers et d’autre part, la production de différents rapports officiels tels ceux de Philippe Joutard ou plus récemment de Jean-Paul Delahaye. On peut citer également quelques initiatives tels que le plan « petit-déjeuner à l’école » . Mais on constate que ces politiques sont dispersées et ne vont pas assez loin. Si l’on prend l’exemple des bourses, se pose un double problème qui n’est pas traité : celui de leur revalorisation nécessaire et le fait que certaines familles qui pourraient y avoir droit ne les sollicitent pas pour des raisons administratives. Ajoutons également les fonds sociaux des établissements scolaires qui font l’objet d’une situation paradoxale : à la fois ils devraient être revalorisés et à la fois ils sont sous-utilisés. Ces dysfonctionnements ne sont pas traités frontalement alors qu’il est essentiel de s’y atteler.
Comment la profession enseignante réagit-elle à cette problématique ?
Il n’est pas possible de répondre à cette question concernant l’ensemble des enseignants faute de données disponibles. Dans l’ouvrage, nous leur donnons beaucoup la parole pour montrer les formes de mobilisation dont font preuve certains d’entre eux en agissant sur plusieurs fronts : à la fois la pédagogie en classe, le refus d’un certain fatalisme, et dans certains cas ils mènent de leur propre chef des actions sociales telles que la récolte de vêtements par exemple. Ce que nous avons identifié, c’est que ces enseignants agissent à titre personnel sans cadre institutionnel précis. Ces actions sont donc fragiles et, on peut le supposer, limitées. Elles contredisent néanmoins l’idée d’une indifférence des enseignants à l’égard des questions de pauvreté et mettent en exergue la nécessité d’un soutien institutionnel afin d’éviter les phénomènes d’épuisement professionnel. Les enseignants ne peuvent seuls porter de tels problèmes sociaux.
Les PE sont-ils préparés à prendre en compte des élèves dans des situations de grande pauvreté ?
Cela renvoie plus généralement à la formation des enseignants qui au cours des dernières décennies n’a cessé d’être réformée à un rythme très intense. Des réformes successives, sans jamais aboutir à une situation satisfaisante. Non, les enseignants ne sont pas préparés. La recherche sur la formation montre un temps trop faible consacré aux questions pédagogiques et plus encore à des sensibilisations à diverses questions sociales et spatiales auxquels les enseignants seront confrontés. La formation est presque toujours construite autour de l’élève idéal. C’est lors de leur première affectation que nombre d’entre eux découvrent un univers auquel ils ne s’attendaient pas. Les stratégies de fuite sont alors nombreuses et pourraient être évitées en prenant à bras le corps ces questions dans le cadre de la formation initiale et continue et en revoyant les modalités d’affectation et de soutien aux enseignants surtout en début de carrière. Ces chantiers restent en friche.
Que peuvent attendre les PE des collaborations avec l'environnement de l'école ?
Ce que montre l’ouvrage c’est que l’idée d’une école refermée sur elle-même n’a plus cours et surtout pas dans le cas d’élèves en situation de grande pauvreté. Elle appelle des alliances éducatives effectives. Non pas des partenariats institutionnalisés, parce que l’institution l’exige, mais de vraies collaborations avec les parents, les associations, les différentes institutions qui s’occupent des enfants et de la jeunesse sur les territoires, les collectivités locales, etc. Les acteurs éducatifs en dehors de l’école attendent également beaucoup de l’école elle-même pour mener des projets communs. Cependant, il y a deux effets qui ne sont pas traités institutionnellement et qui sont de véritables obstacles : d’une part le temps disponible des enseignants pour ces projets communs, toujours trop court eu égard à la charge de cours ; d’autre part, le rythme beaucoup trop élevé des réformes successives créant une instabilité considérable et ne permettant l’inscription de projets sur le temps long.