"L'école, un lieu où on apprend à apprendre"

Mis à jour le 30.11.23

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Samah Karaki est essayiste et docteure en neurosciences. Elle vient de publier « Le talent est une fiction » (JC Lattès, janvier 2023) dans lequel elle déconstruit les mythes du mérite et de la réussite. Pour elle, la fiction du talent rendrait naturelles les inégalités sociales. Elle a fondé le « Social Brain Institute » dont la mission est de créer un dialogue entre différentes disciplines.

L’enseignant•e, tout en n’ayant pas la responsabilité d’agir sur les conditions de vie de ses élèves, contrôle leur environnement d'apprentissage. En s'adaptant à la diversité des intelligences humaines, l’école peut devenir le lieu où l’on apprend à penser, à négocier les différences... le lieu où tout le monde trouve son compte.

Samah Karaki est essayiste et docteure en neurosciences. Elle vient de publier « Le talent est une fiction » (JC Lattès, janvier 2023) dans lequel elle déconstruit les mythes du mérite et de la réussite. Pour elle, la fiction du talent rendrait naturelles
les inégalités sociales. Elle a fondé le « Social Brain Institute » dont la mission est de créer un dialogue entre différentes disciplines.

FsC 494 UDA Samah Karaki  1©Bilal Naja

Y a-t-il des compétences innées, expliquant que des élèves réussissent mieux que d'autres ? 

Nous ne naissons pas égaux dans notre biologie et dans notre capacité d'appréhender le monde. Nous pouvons naître avec une capacité supérieure à apprendre rapidement, une aisance motrice ou logico-mathématique. L’écueil serait de tirer une ligne directe entre une performance présente avec cette différence innée. Les facteurs environnementaux sont complexes : les circonstances culturelles, environnementales, socio-économiques façonnent de manière écrasante les performances et donc les réussites. Une signature génétique, qui favorise un QI dans une famille de classe socio-économique inférieure, mène à moins de probabilités de réussite que d'être né dans une famille dont le patrimoine génétique ne favoriserait pas un haut QI. Il est difficile de distinguer la part individuelle de la part du contexte dans lequel vivent les individus pour évaluer leurs performances.

La société fixe un certain nombre de normes. Comment cela se répercute-t-il sur l'école ? 

L’école est basée sur un idéal de méritocratie. Elle cherche à tendre vers une égalité des chances et à neutraliser les différences de conditions. Elle espère ainsi évaluer d'une manière juste les mérites des élèves, qui vont se traduire par leur réussite académique et finalement par leur réussite sociale, parce que l'école aujourd'hui est la voie qui mène à la hiérarchie des diplômes et donc à la hiérarchie des emplois et des salaires. Or, les études en psychologie et neurosciences montrent que certaines conditions de vie, comme les conflits, la nourriture, le soutien émotionnel ou la complexité du vocabulaire environnant, qui ne sont pas égales dans la vie de l'enfant sont déterminantes pour les capacités d'apprentissage. Les élèves n’arrivent pas à l’école avec la même capacité d'absorption de connaissances et d'apprentissage. Cela nécessite que le corps enseignant puisse déconstruire l'image qu'il a d'un apprenant ou d'une apprenante parfaite, que la norme à l’école ne soit plus de donner des bonnes réponses et que l’école soit un lieu où l’on apprend à apprendre.

“L’objectif de l’école est de former des citoyens capables de négocier la société ensemble”

Comment définit-on l'intelligence et qu'en fait-on dans les apprentissages ?

Sa définition est très culturelle et elle est toujours liée à l'utilité qu'on y trouve dans une société donnée à un moment donné. Elle nécessite une capacité à la pensée abstraite que l’on vit en faisant des mathématiques, de la poésie ou du dessin. Et l'erreur que nous pouvons faire est de hiérarchiser les intelligences et donc les intérêts que nous pouvons porter sur le monde. Elle mène à une hiérarchie des diplômes. Et finalement, ce qui est le plus pernicieux, à la hiérarchie de l'estime. L'objectif de l’école est de former des citoyens capables de négocier la société ensemble, de penser justement et de choisir où se dirigent leurs compétences et leurs désirs. Ce qui ne veut pas dire niveler vers le bas ou tendre vers un égalitarisme impossible.

Comment la culture peut-elle influencer les apprentissages ? 

La culture définit ce que l’on considère comme étant utile donc valorisé, ainsi que tout le capital symbolique qui entoure notre motivation pour apprendre un sujet plutôt qu’un autre, une compétence plutôt qu’une autre. L’espèce humaine est plus particulièrement influencée par cet aspect-là parce que nous naissons très dépendants. Le développement du bébé humain est très rudimentaire par rapport aux autres espèces. La position verticale fait qu’il doit sortir plus tôt car l’espace est réduit et cela donne un avantage d’adaptation à la géographie et à la culture dans lesquelles on arrive. Ce qui fait que si l’on observe certaines compétences présentes dans certaines cultures, on va avoir l’impression que c’est presque génétique, lié à ces conduit à une fausse représentation des mouvements sociaux, scientifiques, artistiques et même politiques, qui invisibilise l'interdépendance. Nous sommes divers, complexes et singuliers et quand on réalise cette interdépendance, cela ne signifie pas que l'individu s'est effacé. Au contraire, il a trouvé sa place dans cette interdépendance. À l'école aussi, on a tendance à célébrer des personnes et à continuer à nourrir cette idée que nous pouvons être des grands gagnants ou des perdants ou des riens. Je refuse de croire que la seule motivation que nous pouvons avoir pour travailler et pour apprendre est celle de gagner dans la compétition sociale. Une fois que nous avons admis qu'il n'y a pas de génie solitaire, on a admis aussi qu'il n'y a pas d'inspiration soudaine et que tout travail de création nécessite de l'expérimentation, dont l'erreur fait partie intégrante. L'erreur, c'est une alarme et un outil d'apprentissage qu'il faut d'ailleurs provoquer et mettre sur la table collective.

FsC 494 UDA Samah Karaki  1©Hidalgo Naja

Comment évaluer autrement ? 

Il faut savoir ce qu'on est en train d'évaluer. On n’évalue pas les personnes, pas plus que les compétences, on évalue l'efficacité du dispositif pour acquérir les compétences. Il est ainsi probable que la compétence est acquise mais qu’elle ne s'exprime pas selon ce dispositif-là. Il est probable que le développement de l'enfant n'est pas adéquat à ce moment-là pour recevoir un apprentissage en particulier. Et donc, il faut qu'il y ait plus opportunités de recevoir ce même apprentissage : passer de l'égalité des chances à la multiplicité des chances. Ce que j'évalue est le degré d'adaptation que cet outil d'apprentissage a produit sur ce cerveau en particulier. Sans projeter sur le corps enseignant cette responsabilité de faire ce mariage parfait entre le dispositif et les moments de développement, ce qui dépend du corps éducateur, c'est d'élargir le plus possible l'éventail de possibilités d'apprentissage et donc de prendre en compte ces conditions de vie qui façonnent aussi ce dispositif. En rapprochant par exemple le contenu de l'apprentissage de leur vécu.

“Le sentiment d’appartenance sociale est aussi gratifiant qu’une substance addictive”

Quels sont les effets des croyances des PE sur leurs pratiques pédagogiques ? 

Les croyances des enseignants ont une influence directe sur la motivation et les stratégies d’apprentissage ainsi que les objectifs d’apprentissage des apprenants, parce que ces croyances se traduisent en des comportements différents. Quand les enseignants croient à l’aspect fixe de l'intelligence, ils vont se comporter différemment avec les enfants qu’ils considèrent plus ou moins intelligents. Et donc, ils vont par exemple, et c’est contre-intuitif, avoir des attentes beaucoup plus élevées envers les enfants qu’ils considèrent plus compétents ou plus capables. Et quand on a des attentes plus élevées, on va avoir plus d’exigences et des stratégies beaucoup plus précises. Il faut sonder ses propres croyances en luttant contre la tendance que nous avons à catégoriser les dispositions plutôt que les situations. Cela change aussi d’une manière inconsciente les objectifs et les stratégies que nous allons employer avec les élèves.

Comment tendre vers une égalité des conditions ? 

D'abord avouer qu'on ne l'a pas. Une égalité du mérite qui voudrait dire égalité des conditions de vie ? C'est quelque chose que l'école ne peut pas combler. Bien sûr, nous pouvons imaginer que l'environnement de l'école soit plus bienveillant et salubre. Mais il ne faut pas retomber dans le piège de considérer que faire ces efforts signifie qu'on a fait le nécessaire. Après, il y a aussi une égalité distributive qui est liée à la carte scolaire et qui, finalement, contribue à créer et creuser des fossés entre des élèves issus de classes qui sont compatibles avec les codes scolaires et d'autres qui le sont moins. Les outils pédagogiques, la disponibilité mentale des éducateurs et éducatrices et même l'état intérieur des écoles ne sont pas égaux. Ensuite, il y a l'égalité de l'estime. Nous pouvons éviter de juger les élèves pour leur réussite ou échec académique et ne plus réduire leur personne à cette forme de compétition. L’école doit être un lieu dans lequel nous avons un dispositif qui tente d’être le plus adapté à la multiplicité, la diversité des intelligences humaines et qui diversifie les voies par lesquelles l'apprentissage arrive. Un dispositif le plus polyvalent possible, qui corresponde à tous les niveaux de développement et à tous les désirs aussi, où tout le monde trouve son compte.

FsC 494 UDA Samah Karaki  2©Hidalgo Naja