“Les enfants sont très inégalement entourés de capital culturel”

Mis à jour le 26.11.21

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Lorsque l’on naît dans une famille bourgeoise du septième arrondissement parisien ou dans un foyer composé d’une maman seule, immigrée, sans papiers, sans logement, sans famille et ne maîtrisant pas le français, a-t-on les mêmes chances de réussir scolairement ? Peu de doutes sur la réponse. Pourtant, dix-sept chercheuses et chercheurs, dirigés par le sociologue Bernard Lahire se sont saisis de la question. Il en résulte une enquête de plus de quatre ans auprès de trente-cinq enfants âgés de 5 à 6 ans et de leur entourage. Et, dès le début de l’ouvrage de plus de 1 200 pages présentant les résultats de cette recherche, le ton est donné : « Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde ».

Bernard Lahire est professeur de sociologie à l’ENS et membre de l’institut universitaire de France. Il a publié une vingtaine d’ouvrages parmi lesquels Tableau de famille (Gallimard, Seuil, 1995), La Raison scolaire (PUR, 2008) et Enfances de classes (Dir Seuil 2019)

FsC UDA 478 Bernard Lahire©Millerand-Naja

Quelle est la particularité de la recherche dont vous faites état dans "Enfances de classe. De l'inégalité parmi les enfants" ?

C’est une recherche assez inédite dans les sciences sociales, au croisement d’une sociologie de l’enfance et d’une sociologie des inégalités. Il s’agissait de reconstituer les univers matériels et culturels dans lesquels évoluaient 35 enfants de 5-6 ans, scolarisés en grande section de maternelle, afin de montrer que ces enfants vivent au même moment, dans la même société mais pas dans le même monde. Notre collectif, composé de 17 chercheurs, a essayé de couvrir les trois grandes classes sociales - supérieures, moyennes, populaires -et des fractions de classe significatives au sein de chacune d’elles - en fonction du degré de qualification et de précarité au sein des classes populaires, et selon la structure de distribution du capital culturel et du capital économique pour les classes moyennes et supérieures. Pour chaque cas, nous avons réalisé trois entretiens longs avec les parents, un entretien auprès d’une personne significative de l’entourage autre que les parents - nourrices ou grand-mères, par exemple - et un entretien avec l’enseignant ou l’enseignante de l’enfant.

Comment avez-vous abordé ces enfants à l'école ? 

Nous avons mené une journée d’observation à l’école maternelle pour voir le comportement de l’enfant en classe et durant les temps de récréation, et nous avons enfin proposé des exercices de langage, lexicaux et narratifs essentiellement. Nous avons publié 18 études de cas sur les 35 intégralement rédigées, et procédé à des analyses transversales thématiques par type d’inégalité sur l’ensemble des 35 cas. L’ouvrage analyse donc les multiples inégalités - langagières, culturelles, économiques, de santé, de logement, etc. - que vivent les différents enfants et donnent à voir l’effet conjugué de ces inégalités sur des vies d’enfant que tout sépare. Quand on lit les études de cas d’enfants les plus précaires et que l’on se déplace dans le livre pour lire les cas de familles les plus richement dotées culturellement et matériellement, on mesure les distances abyssales entre les vies des uns et des autres. C’est aussi ce choc de lecture que je voulais provoquer. Parfois, la prise de conscience passe par des chocs émotionnels. Et quand ceux-ci sont accompagnés des éléments d’analyse théorique pour bien faire comprendre les mécanismes de production et de reproduction des inégalités, alors on peut espérer transformer le regard qu’on porte sur les inégalités et sur l’enfance.

FsC 478 UDA Bernard Lahire 2©Millerand-Naja

Les conditions d'habitat, les vêtements, la santé, l'alimentation, tout cela influe-t-il sur la capacité à réussir à l'école des enfants ? 

Le but de l’ouvrage n’était pas de faire converger l’ensemble des analyses vers une compréhension de la réussite ou de l’échec scolaire, mais de comprendre comment les enfants partent dans la vie avec des atouts ou des handicaps majeurs. On parle beaucoup de méritocratie mais on se demande rarement si la compétition scolaire ou sociale n’est pas faussée d’avance entre les enfants. Imaginez que l’on fasse courir des chevaux inégalement entraînés et qui n’auraient pas les mêmes poids à porter. Il paraît évident qu’ils n’auront pas les mêmes chances de figurer parmi les gagnants. Se concentrer sur le temps de la course, c’est oublier tout ce qui conditionne la course, tout ce qui est en amont de cette course et qui la détermine. Mais pour revenir au cœur de votre question, les questions de logement, par exemple, pèsent sur les parcours scolaires de l’enfant. Disposer d’un grand espace pour pouvoir jouer et s’exprimer à travers des jeux, disposer d’une chambre à soi comme disait Virginia Woolf, pouvoir bénéficier d’espace et de calme pour lire, dessiner, peindre ou regarder un dessin animé, tout ça est très important d’un point de vue scolaire. Quand vous vivez dans des logements étriqués, bruyants et insalubres, vous n’avez pas la tête et le corps plongés dans des cadres propices à la bonne santé scolaire. Les questions de santé et d’alimentation, elles, touchent à des problèmes beaucoup plus généraux d’espérance de vie.

Comment définissez-vous le capital culturel ? 

C’est un concept forgé par les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans les années 1960. Le capital culturel est composé d’éléments tout à fait matériels tels que les livres, les œuvres d’art, la fréquentation des institutions culturelles, et d’autres plus immatériels mais tout aussi importants tels que les goûts, les savoirs, les habitudes culturelles. En gros, toutes les manières de voir, de sentir et d’agir qui sont incorporées par les individus de différentes manières, par imprégnation inconsciente, par apprentissage explicite, par imitation et identification, etc. Il y a enfin toute la part institutionnellement reconnue de la culture acquise sous la forme de diplômes, de résultats à des concours, d’accès à des institutions plus ou moins prestigieuses, etc. Sous ce triple point de vue, objectivé, incorporé et institutionnalisé, les enfants sont très inégalement entourés de capital culturel.

Le langage, là aussi, un élément différent selon la catégorie sociale ?

C’est un fait bien connu depuis les années 1960-1970 avec les travaux du sociologue de l’éducation britannique Basil Bernstein et ceux du grand sociolinguiste états-unien William Labov. La maîtrise du langage, et notamment d’un langage explicite, lexicalement précis, grammaticalement complet et correct, est centrale dans la scolarité. Or, les enfants n’arrivent pas à l’école avec la même expérience langagière parce que leurs parents sont inégalement scolarisés et ne parlent pas tous de la même façon. Ils sont à plus ou moins grande distance du langage privilégié à l’école. Pour ne prendre que deux exemples ordinaires parmi d’autres, les parents sont inégalement attentifs à la bonne prononciation des mots par leurs enfants. Or, cela a des effets dès lors que l’on commence à écrire et qu’il faut que l’enfant traduise une chaîne sonore en signes écrits. Le second exemple est celui qui concerne la lecture à haute voix d’histoires dans la journée ou, rituellement, le soir avant de se coucher. Certains enfants sont en permanence baignés dans des univers fictionnels, et incorporent sans s’en rendre compte des centaines de mots, des temps, des structures syntaxiques et des structures narratives. Lorsqu’ils entrent à l’école maternelle, en général à trois ans, ils ont déjà un capital langagier non négligeable par ce simple fait.

La bonne entrée dans les apprentissages serait donc liée à la catégorie sociale à laquelle appartiennent les enfants ?

Oui. Seuls quelques idéologues peuvent encore contester ce lien puissant, que vérifient statistiquement comme ethnographiquement les sociologues de l’éducation de toutes les sociétés scolarisées depuis plus de 50 ans, entre la classe sociale d’appartenance de l’enfant et la réussite ou l’échec scolaire. C’est un fait solidement établi incontournable.

Alors tout est joué d'avance ? 

Jamais rien n’est totalement joué d’avance. Si, comme disait Marx, ce sont les hommes qui font leur histoire, alors ils peuvent faire autrement cette histoire quand ils constatent que quelque chose est mal fait. Mais cela ne veut pas dire que changer l’état existant des choses est une opération facile. Il faut tout d’abord être lucide sur l’état des inégalités et sur les modalités de leur production et de leur reproduction. Là, les sciences sociales ont un rôle crucial à jouer pour apporter les éléments factuels et d’analyse qui permettent d’éclairer le plus adéquatement possible la situation. Lorsque les responsables politiques sont dans le déni de la réalité, ça rend difficile toute politique de transformation démocratique des choses. Mais à supposer que tout le monde saurait exactement de quoi il retourne, et voudrait vraiment améliorer les choses, l’affaire serait loin d’être réglée. Si on lit bien les sociologues, et si on lit bien notamment « Enfances de classe », on comprend que la réussite scolaire ne dépend pas que de l’action de l’école. Ce sont toutes les inégalités de classe qui sont en jeu dans les processus d’échec solaire. Pour enrayer ces mécanismes impitoyables, il faut s’attaquer à la question générale de la redistribution des richesses, tant économiques, comme le propose l’économiste Thomas Piketty, que culturelles au sens large du terme. C’est tout un système économique et social qu’il faudrait remettre en question si l’on voulait réellement rendre l’accès au savoir et à la culture plus égalitaire. Mais les forces sociales qui contribuent à maintenir l’ordre inégal des choses sont très puissantes, et il faut beaucoup de volonté, de moyens et d’actions collectives pour leur opposer des contre-forces plus démocratiques.