“Une démocratie ne peut pas survivre sans des oasis de pensée”

Mis à jour le 30.11.23

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Edwige Chirouter est professeure des universités en philosophie et sciences de l'éducation à l’université de Nantes, INSPE, CREN. Ses recherches portent sur la philosophie pour les enfants et la littérature de jeunesse. Elle est titulaire de la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants, une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ».

Edwige Chirouter est pour ainsi dire une habituée de l’UDA. Son terrain de prédilection : l’enseignement de la philo aux élèves du primaire. Cette année, c’est surtout la philosophe qui a été invitée à être le grand témoin de l'événement. Il faut dire que les sujets sur lesquels sa réflexion s’avère éclairante ne manquent pas, de l’abaya à la laïcité, du port de l’uniforme aux fondamentaux et sur tous les maux de l’école. Rencontre.

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Cette rentrée a été marquée par les annonces de l'interdiction du port de l'abaya à l'école qui suscite une polémique. Qu'en pensez-vous ? 

C’est une façon de mettre sous le tapis les vraies questions essentielles qui se posent à l’école aujourd’hui. Pour l’immense majorité des enseignants et enseignantes, des élèves et des familles, ce n’est pas du tout cela qui est important, même si la question de la défense de la laïcité est évidemment essentielle dans notre République et  notre histoire. Ce qui préoccupe l’école aujourd’hui, ce sont des questions sociales, économiques, l’égalité des droits de réussite et on sait à quel point l'institution est en difficulté par rapport à cette mission.

On sait que le nombre d'atteintes à la laïcité a progressé, cette mesure est-elle de nature à régler le problème ? 

Ce n’est pas en stigmatisant des jeunes filles qu’on arrivera à résoudre la question de la laïcité. C’est d’abord un processus d’éducation global pour permettre aux jeunes, à nos élèves de s’approprier véritablement les valeurs que l’école cherche à leur transmettre. L’école n’est pas neutre, elle est impartiale parce qu’elle ne cherche pas à imposer des religions, des convictions politiques particulières, par contre, elle véhicule une vision politique particulière du monde. C’est l’héritage des Lumières, des valeurs humanistes. La laïcité devrait être vue comme une liberté de pouvoir exercer sa religion, ses croyances, ou son absence de religion ou de croyances. La laïcité est trop souvent vue comme une interdiction, comme un « Non » et non pas comme un « Oui ». En stigmatisant le port des insignes religieux et toujours la même religion, on crispe et on fait passer un message aux enfants de religion musulmane que l’école de la République ne les accueille pas, qu’elle n’est pas un lieu d’hospitalité pour la pluralité des croyances et des convictions.

Dans le même temps, le ministère se dit ouvert au port de l'uniforme ou à un dress code dans les établissements scolaires. Qu'en pensez-vous ? Cela a-t-il du sens ? 

C’est complètement absurde et scandaleux de porter ces questions-là, alors que la réalité du système éducatif est le manque d’attrait du métier enseignant, de reconnaissance, de moyens, la reproduction massive des inégalités. L’école ne dispose pas des moyens suffisants pour remplir sa mission d’égalité des droits. Mettre en avant ces questions réactionnaires, en faisant des appels à la partie la plus conservatrice de l’électorat, voire à l’extrême droite. Cela ne réglera évidemment aucun problème, et comme l’abaya, c’est une façon d’agiter de fausses polémiques pour cacher les vrais problèmes de l’école aujourd’hui.

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Le ministre de l'Education nationale a changé mais la politique éducative de recentrage sur les "fondamentaux" demeure. Quelle analyse en faites-vous ? 

La sortie d’Emmanuel Macron sur le pédagogisme est une véritable insulte au corps enseignant. Avec la nomination de Gabriel Attal, il y a un retour de bâton encore plus conservateur. Quel enseignant ou enseignante pense qu’il ne faut pas enseigner les fondamentaux ? Est-ce qu’il existe un seul professeur des écoles qui se dit « Tiens, mes élèves ne vont pas apprendre à lire, ne vont pas savoir compter ». C’est comme si les personnels enseignants ne savaient pas ce qu’ils devaient apprendre à leurs élèves. C’est une méconnaissance totale du terrain, un signe de défiance qui invite l’opinion publique à penser que les enseignants auraient abandonné l’enseignement de la lecture, de l’écriture et des mathématiques. C’est une façon de monter l’opinion publique contre le corps enseignant, de renforcer des stéréotypes très puissants. Ces propos sont très clairement des clins d’œil à l’électorat le plus réactionnaire. Le vrai problème de l’école, ce ne sont pas les fondamentaux mais comment donner aux enseignants et enseignantes les moyens d’exercer pleinement leur métier.

“La laïcité devrait être vue comme une liberté de pouvoir exercer sa religion,
ses croyances, ou son absence de religion ou de croyances”

Dans vos travaux, vous parlez de crise silencieuse de l'école, vous pouvez développer ? 

Il y a un discours très libéral sur l’école depuis plusieurs décennies qui joue avec les valeurs mises en avant culturellement dans la société. Il y a 60 ans, l’instituteur était un notable, son capital culturel avait une vraie valeur dans la société, il était reconnu. Aujourd’hui, on vit dans une société où le capital culturel n’a plus aucune valeur et est même parfois ridiculisé. Sont mis en avant les influenceurs, les joueurs de foot, les personnes de la téléréalité, etc. La figure de l’intellectuel est absente. Depuis une trentaine d’années, le service public d’éducation est attaqué, l’école publique se trouve fragilisée, on assiste à une marchandisation de l’offre éducative. C’est une crise silencieuse parce que cela ne fait pas véritablement l’objet d’un débat politique explicite où il serait dit que l’école publique coûte très cher et doit s’ouvrir au marché. Personne n’ose le dire car nous sommes dans un pays avec une histoire sociale et politique qui reste attachée à l’école publique. L’attaquer de front politiquement ne fonctionne pas, c’est pourquoi cela se fait de façon insidieuse.

Dans ce contexte, quelle place pour la philosophie avec les élèves ? 

La philosophie n’est enseignée qu’en terminale dans les lycées généraux et technologiques et pas dans les lycées professionnels.
Très peu de personnes pratiquent la philosophie, c’est une élite dans la jeunesse. Or, la philosophie est une discipline dont le but est justement de développer l’esprit critique, de penser par soi-même, c’est un levier d’émancipation. L’idée est de commencer beaucoup plus tôt, dès la maternelle, d’autant que les enfants ont une vraie appétence pour les questions philosophiques comme la mort, l’injustice. L’idée est de démocratiser l’accès, de permettre à toutes et tous de s’exercer et de se donner du temps.

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Vous dirigez la chaire "Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transition sociale". Quels en sont les enjeux ?

Elle a été créé en 2016 à la demande de l’Unesco, après les attentats contre Charlie Hebdo. Cette institution pense que la philosophie est un levier pour la démocratie, pour les valeurs humanistes car les démocraties sont en danger. L’abstention, la montée du conservatisme, de l’extrême droite et des pensées les plus réactionnaires alimentent l’accession des « démocratures ». La philosophie est une expérience de la pensée, qui, si elle est cultivée et pratiquée de façon régulière, a de véritables effets sur les habiletés de penser, l’ouverture d’esprit, le climat de classe, les dispositions à la fraternité entre les élèves. Les élèves apprennent à ne pas être d’accord, à se parler avec tact, à argumenter, à problématiser, à déceler des présupposés, des implicites, à se dire que les choses sont plus compliquées qu’elles n’en n’ont l’air, qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’y répondre. La pratique régulière de débats explicites sur des grands sujets qui nous concernent tous, sont des moments indispensables pour que les élèves et les jeunes se sentent légitimes en tant que citoyens et citoyennes : c’est-à-dire être capable d’affirmer une pensée singulière et l’affirmer devant les autres. La philosophie construit des compétences qui sont consubstantielles à l’exercice d’une citoyenneté éclairée. Une démocratie ne peut pas survivre sans des oasis de pensée - s’arrêter, penser, discuter - , l’intelligence et la culture sans la pensée peuvent amener à la barbarie.

                                                 “Le vrai problème de l’école, ce ne sont pas les fondamentaux
                        mais comment donner aux enseignants et enseignantes les moyens d’exercer pleinement leur métier”

Vous êtes coordinatrice du programme Erasmus Phi-Leact, en quoi consiste-t-il ? 

C’est un sous-projet de la chaire Unesco en partenariat avec plusieurs INSPE du monde entier. Ce sont des échanges courts entre des étudiants et des formateurs pour faire découvrir des milieux scolaires différents et former à la pratique d’ateliers philosophiques avec les enfants. Un objectif d’ouverture d’esprit, de former à la pratique de la philosophie dans toutes les disciplines, de comparer les systèmes éducatifs mais aussi de montrer l’universalité de la condition enfantine : mêmes questions, mêmes idées, mêmes réponses, même réparations quel que soit le pays.

Comment se situe la France par rapport aux autres pays européens en termes d'enseignement de la philosophie ?

Dans beaucoup de pays, cet enseignement ne commence qu’à l’université. En Europe, la philosophie est présente dans l’enseignement secondaire mais les modalités sont différentes. En Italie par exemple, il s’agit d’enseigner l’histoire de la philosophie. En France, c’est assez paradoxal. D’un côté, la France est le grand pays de la philosophie où jusqu’à très récemment la classe de philosophie était le couronnement des études avec une épreuve très sacralisée et un rituel initiatique du premier jour du bac. De l’autre, la philosophie est un enseignement d’une seule année uniquement dans les lycées généraux et technologiques, l'année de l’examen, ce qui multiplie les difficultés pour les enseignants et enseignantes de rendre cette discipline vivante et incarnée et exclut toute une partie de la jeunesse. Cela donne une représentation élitiste de la discipline qui laisse à penser qu’il y aurait des gens capables et en aurait besoin et d’autres, non. C’est une vraie violence institutionnelle faite aux enfants des classes populaires majoritairement orientés en lycée professionnel. Il y a une grande bataille politique et pédagogique à gagner pour changer les représentations, démocratiser cette discipline, rendre la philosophie « folâtre » comme le disait Montaigne.

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Dans une société de plus en plus dogmatique, quel rôle peut jouer la philosophie ? 

C’est une discipline essentielle en démocratie parce que sa finalité première est d’apprendre à penser, c’est une ouverture d’esprit. Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Qu’est-ce qu’une loi juste ? Faut-il toujours dire la vérité ? Le propre de la philosophie est qu’il ne peut pas y avoir une seule réponse. Une question philosophique par essence est une question ouverte, qui pose un problème universel, intemporel et qui n’est pas scientifique. La science ne trouvera jamais ce qu’est le bonheur, l’amour ou la vérité dans un laboratoire. On peut répondre de façon dogmatique à une question philosophique, mais le philosophe, celui qui accompagne le cheminement philosophique, ne peut pas être dogmatique parce qu’il accompagne dans la pluralité des réponses possibles. En démocratie, il y a deux grands dangers : le dogmatisme, qu’il soit politique, religieux, économique, et le relativisme où il n’y aurait pas de rigueur intellectuelle, de scientificité, de rationalité. Dans un atelier philosophique, on apprend à penser ce que l’on dit, à s’emparer des idées toutes faites et des préjugés pour les questionner et reconstruire rationnellement. On passe de l’opinion à l’idée, c’est un travail fondamental en démocratie et un citoyen éclairé est un citoyen qui va aller voter en toute connaissance de cause.

La religion, la pauvreté, l'écologie...comment ce qui se passe dans la société interpelle-t-il l'école, le PE et son rôle d'éducateur ? 

L’école n’est pas hermétique à la société, elle prend de plein fouet ce qui la touche. Il est important de pouvoir aborder sereinement toutes ces questions avec les enfants. D’où l’importance de la médiation culturelle et de la littérature jeunesse en particulier. Elle permet de ne pas aborder ces questions de front. Les personnages de fiction permettent de mettre le vécu, l’intimité ou l’actualité à distance. Les ateliers philo ne sont pas des psychothérapies de groupe, on ne demande pas à l’enfant de dévoiler ou de réfléchir à son intimité. Cette mise à distance permet de donner de la sérénité au débat.

Faut-il aborder ces sujets avec les élèves ? 

Ce qui est angoissant pour un enfant, c’est quand il a des questions et qu’il ne trouve ni espace, ni temps pour en discuter sereinement. Au sujet de la différence par exemple, beaucoup d’enfants entendent dans leur famille des propos sexistes, homophobes, antisémites, racistes. La question de l’école est de savoir comment faire pour que les élèves s’approprient véritablement les valeurs humanistes sans les mettre dans des situations de conflit de loyauté, sans avoir un discours moralisateur qui est absolument contreproductif. Les médiations culturelles et les ateliers de philosophie ont leur rôle à jouer. L’album de Tomi Ungerer « Jean de la lune » est parfait pour déconstruire les mécanismes du racisme, c’est-à-dire essentialiser une personne par rapport à un de ces groupes d’appartenance, il permet de faire comprendre que cette assignation est fondamentalement injuste. On utilise des ruses pédagogiques avec l’espoir que ce mécanisme intellectuel sera un levier pour lutter contre les idées racistes.

FsC 494 UDA Chirouter © Hidalgo

Face à ces graves problèmes qui traversent la société, comment l'école peut-elle prémunir les enfants de l'anxiété et d'un certain fatalisme ? 

En offrant de façon régulière aux enfants de la philosophie mais aussi de l’art, du sport, une pédagogie de l’expérience où ils vont vivre, éprouver dans leur corps, dans leur tête, dans leurs émotions. Une expérience où on les reconnaît en tant que sujet, où on les prend au sérieux, on les écoute et où ils écoutent ce que disent les autres. Leur permettre de découvrir que dans les arts, dans la littérature, ils vont pouvoir puiser de quoi grandir, mieux comprendre le monde.

“La question de l’école est de savoir comment faire
pour que les élèves s’approprient véritablement les valeurs humanistes”

La posture enseignante doit-elle changer ?

Si on veut que l’école soit philosophique, qu’elle soit une oasis de pensée, les enseignantes et enseignants doivent être formés à cette posture : apprendre en formation initiale et continuer à se poser des questions sur leur métier, sur les disciplines qu’ils enseignent, sur l’animation de ce type d’activité. Tous ont à cœur de faire réfléchir leurs élèves, encore faut-il leur en donner les moyens. Les enseignants ont aussi besoin de temps pour fonctionner en collectif, travailler et analyser ensemble. Étymologiquement, les philosophes sont ceux qui ont du « loisir », ceux qui sont dégagés des tâches quotidiennes. La maladie de notre modernité est l’accélération où tout le monde est débordé, vit dans l’urgence. Or, on ne peut travailler collectivement que si on a de vrais temps de suspension qui ne sont pas les temps de pause du midi, après la classe ou pendant les vacances.

Chacun, chacune a son avis sur l'école, le débat semble confisqué par quelques-uns ou quelques-unes. Comment peser sur le débat public et réussir à imposer une école de la pensée ? 

Il faut passer par les collectifs, les institutions et les syndicats, tous ont un rôle à jouer, tout comme les hommes et femmes politiques. Les médias aussi en donnant plus la parole aux intellectuels, aux scientifiques, aux universitaires, aux gens de terrain. Il s’agit de gagner une bataille culturelle, retrouver un vocabulaire positif sur l’école, regagner sur les questions du débat.