Programmes: "La pensée n’est pas l’objet de travail"
Mis à jour le 07.11.24
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En avant première, avant l'arrivée dans les écoles du 23ème Fenêtres sur cours spécial Université d'automne, la FSU-SNUipp met à disposition de la profession l'analyse de Sylvie Plane, professeure émérite de sciences du langage et ancienne vice présidente du Conseil Supérieur des Programmes. L'interview a été réalisée en octobre, avant la publication au journal officiel des programmes.
QUELS SONT LES PRINCIPAUX CHANGEMENTS CONTENUS DANS LE PROJET DE NOUVEAUX PROGRAMMES EN CYCLE 1 ET 2 EN FRANÇAIS ?
Si les objectifs restent plutôt inchangés dans le domaine du « lire-écrire », l’orchestration de l’apprentissage se fait à travers des dispositifs de fragmentations, chaque enseignement est isolé. L’idée d’un calendrier des apprentissages très impératif, laissant peu d’espace pour prendre en compte les rythmes divers est également un changement majeur. Ce projet de programme vise à piloter les PE en pilotant les élèves. Et les évaluations viennent scander tous ces temps, préparant les élèves à la compétition. Tout va tourner autour de cette volonté, avec des temps déterminés pour cela.
EN QUOI RISQUENT-ILS DE RENFORCER LES INÉGALITÉS ?
Plusieurs éléments peuvent y concourir. D’une part le rythme très intensif, la cadence imposée par la vision d’un modèle d’élève non représentatif de leur diversité. Il s’accompagne d’une anticipation d’objectifs d'apprentissage, en particulier dans les correspondances grapho-phonémiques. Les performances attendues ne conviennent pas. Prenons l’exemple de la fluence qui met en échec un enfant sur deux, avec un impératif de 50 mots par minutes décrété dans une confusion entre seuil et moyenne des données de la recherche, non conforme à ce que les élèves peuvent réussir. Cela va supposer un entraînement excessif qui se fera hors l’école et dont tous les enfants ne peuvent pas bénéficier.
Que gagne-t-on à faire la course ? Qui plus est, est-on certain de faire la bonne course ? L'accès au sens et la compréhension deviennent secondaires : la question des messages, des valeurs, des positions de conflits d’un texte n’est pas considérée. Ce surinvestissement de l’instrumental ne peut être compensé que par des pratiques culturelles. Or, si l’école décide de ne pas y accorder de l’importance, cette prise en charge revient à ce qui est extérieur à l’école, inégalitairement. De plus, les apprentissages sont fragmentés avec une conception que l’on apprend du simple au complexe… Cela présuppose un élève type capable de mettre en cohérence, seul, des éléments disjoints, un geste intellectuel, complexe non appris à l’école…
QUELLES CONSÉQUENCES SPÉCIFIQUES SONT À CRAINDRE POUR L'ÉCOLE MATERNELLE ?
D’une manière générale, cette segmentation ne favorise pas l’attention à porter à l’enfant, à ses difficultés possibles, à ses progrès. Dans ce projet de programme le mot enfant n’a que 9 occurrences pour 170 du mot élève. Le texte dit « À leur entrée dans l’école, les élèves ne sont pas en mesure de... ». Or justement à cette entrée, les enfants ne sont pas encore des élèves. Ils ont trois ans pour le devenir. De même le terme de jeu n’apparaît que quatre fois et renvoie davantage à des activités ludiques. Ces « nouveaux élèves » ne sont pas là pour perdre du temps à jouer ! La bascule du domaine du langage à la langue renvoie aussi à du disciplinaire scolaire tourné sur certains savoirs et non sur l’enfant. Le langage était au service de la pensée et de quantité d’acquis.
La maternelle devient une simple propédeutique de l’élémentaire, avec un format de guidage et de leçon prédominant. Le sujet apprenant n’est pas l’enfant en tant qu’individu en construction… il est envisagé d’un point de vue strictement cognitif. C’est une réorientation profonde de l’école maternelle.
« La bascule du domaine du langage à la langue renvoie aussi à du disciplinaire scolaire tourné sur certains savoirs et non l’enfant »
CE RECENTRAGE DE PLUS EN PLUS SERRÉ SUR LES "FONDAMENTAUX" EST-IL LIÉ À UN PROJET DE SOCIÉTÉ ?
Il y a une forme de manipulation de l’opinion publique. Ces programmes s’ancrent dans une tradition française –ce qui rassure dans un contexte d'angoisse du réel. Observés d’un œil non expert, ils peuvent paraître séduisants : la focalisation sur la lecture est largement partagée comme la référence à des exercices connus. Mais ils sous-tendent que la culture se fait au dehors, on ne va pas chercher à faire culture commune. La mise en avant du « respecter autrui » ne vise pas à développer des valeurs partagées au-delà d’un « être poli en classe ».
Cela renvoie à une société qui n’est plus orientée vers la pensée critique. L’école est conçue sur une base commune constituée de savoirs instrumentaux, le reste demeure dans l’impensé. La question du partage culturel n’a pas été réfléchie. La pensée n’est pas l’objet de travail.
COMMENT POURRAIT-ON AU CONTRAIRE OUVRIR SUR UNE CULTURE COMMUNE ÉMANCIPATRICE POUR TOUTES ET TOUS ?
Il faudrait une réflexion préalable pour distinguer ce qui relève des divers usages de cette notion : est-ce que la culture commune c’est partager la connaissance des textes patrimoniaux ou les références d’une histoire de la nation ? C’est en effet l’idée que l’école a construit mais cela nécessite une réflexion critique. Penser surtout en termes d’outils intellectuels et de pratiques plutôt qu’en termes de contenus. Par exemple, quand on demande à un groupe d’étudiants une liste des livres que tout le monde devrait avoir lue, en limitant le nombre, en rassemblant les données on arrive à plus de 150 titres ! On ne peut donc pas définir ces incontournables. En revanche on peut construire une habitude d’aller chercher des livres, d’échanger dessus avec des camarades, les questionner, s’interroger sur les sources d’informations…
Evidemment l’enseignement s’appuie sur des objets précis mais la visée est celle d’habitudes de travail : mettre en réseau, repérer les détournements, les imitations, les proximités… Construire un « avoir envie » de regarder les autres mais aussi les objets ordinaires avec un regard critique. Il faudrait également prendre en compte le fait que les enfants et adolescents vont en classe jusqu’à seize ans, qu’il y a donc du temps. Et évidemment penser les besoins de formation sans les soumettre aux attentes du niveau suivant : la maternelle n’a pas à être soumise aux attendus de CP, l’élémentaire n’a pas à être soumise aux attendus du collège.
LES PROGRAMMES : UN CARCAN IMPOSÉ OU UN RÉFÉRENT PARTAGÉ ?
Les programmes s’adressent en principe aux enseignants, avec pour objectif les apprentissages des élèves, mais leur audience est en réalité plus large. Pas les programmes eux-mêmes d’ailleurs mais plutôt ce que l’on en dit. Personne ne lit les programmes ! Ils sont plutôt accessibles à travers les manuels et les formations. Et on peut se demander pour qui a été construit le projet en cours ? On attend d’eux qu’ils soient lisibles, mais cette qualité est une ruse, un livre ouvert destiné à des personnes non formées.
Dans le même temps, une série de guides défilent, conçus sans vote ni consultation, avec un caractère dominatoire. Le rapport Génevard, suite à une mission parlementaire, vient appuyer l’idée de faire de nouveaux programmes pour recadrer les enseignants contre leur prétendue marotte de la méthode globale. Très prescriptifs, ces programmes guident l’action pas à pas des enseignants. Mais en réalité, ils sont complétés par ce qu’apporte la communauté enseignante. Il faut donc les imaginer dans leur environnement, ils sont souvent réinterprétés. De fait, il reste un référent partagé.
« Il faut laisser un espace de réflexion qui puisse être mené dans le groupe enseignant »
COMMENT POURRAIT-ON CONSTRUIRE DES PROGRAMMES QUI FONT CONSENSUS ?
Il existe un ensemble de traditions sédimentées, pas forcément cohérentes mais dont il faut tenir compte. Il est par exemple impensable en France de commencer l’apprentissage de la lecture à sept ans comme dans nombre d’autres pays. Le programme parfait n’existe pas ! Et les programmes seront toujours interprétés par des personnes et des cultures différentes. Il est nécessaire de penser des programmes assez larges avec une souplesse qui justement permette cette interprétation, et non pas un impérialisme de définir de façon serrée des pratiques.
Il faut laisser un espace de réflexion qui puisse être mené dans le groupe enseignant. Cela suppose que l’on consacre du temps à leur construction. L’élaboration de ceux de 2015 avait pris deux ans, ceux présentés – et rejetés par une large majorité au CSE– ont été écrits en deux mois à partir d’une feuille de route serrée, sans consultation de chercheurs ni d’inspecteurs, sans allers-retours avec les spécialistes de terrain, pourtant fondamentaux.